dimanche

Casse-toi pauvre con !

"Je vais m'en faire un. je vais lui péter la gueule, tous ces connards en costards avec leurs PC et leurs cravates de débiles. Je vous dis que je vais m'en faire un, je vais l'exploser, lui détruire sa gueule. "

Au début, j'avais pas entendu. J'étais plongé dans un jeu d'échecs ou un sudoku ou je ne sais quoi, un truc qu'on oublie dès qu'on est sorti du RER. Un truc qui fait juste passer le temps, qui l'abolit (d'inanité sonore, comme disait Stéphane). J'étais à l'étage de ce RER crasseux, entouré de la moitié de l'Afrique et de quelques pauvres blancs. Il y avait pas mal de monde. Normal, vers 19h00, beaucoup de gens rentrent chez eux en hiver. J'étais fatigué sans vraiment savoir pourquoi, ce qui est le symptôme de l'abandon de soi, du renoncement conscient, de la servilité acceptée. Bref, j'étais bien dans ma peau, quoi. J'avais mis dans mon oreille gauche, celle qui entend moins bien, une oreillette plantée dans le PC qui me permettait d'écouter Brassens, son Gorille et ses mégères préférées. Je n'aime pas m'isoler totalement. On ne sait jamais. Quelqu'un pourrait crier au feu, ou au loup, ou à l'aide...

De station en station, je voyais les gens descendre, affairés à rester éveillés, pressés de rentrer chez eux, peut-être plus que d'habitude. Et j'entendais toujours ce con vociférer, en bas.

"Je vais lui casser la tête à ce connard à cravate, je vais lui casser les dents"

Et puis je me suis retrouvé tout seul au premier étage. Cela m'a vaguement alerté parce que d'habitude, il reste encore un demi wagon pour descendre à Juvisy à cette heure-là. Et puis je me suis dit qu'ils étaient tous en bas, tout simplement, pressés de sortir. Et le vociférateur continuait de plus belle.

"Ce soir je vais m'en faire un, je vous jure, je vais le détruire, je vais lui faire avaler ses godasses. Tous des cons qui vont au travail et qui se prennent pour des messieurs. Je vais m'en faire un. Partez pas madame, restez vous allez voir, vous serez aux premières loges".

Cette dernière phrase a éveillé chez moi un léger soupçon. Comment ça "partez-pas" ? Ils sont combien, en bas, avec ce taré ? Juvisy se rapproche, il est temps que je plie le PC, les documents, le sac, l'oreillette, et que je descende. Je descend, dans un wagon presque vide. Et l'autre qui gueule toujours, à l'autre bout de la voiture. Je suis devant la porte. Une dame de Tunis se rapproche de moi. Elle veut descendre à Juvisy, elle aussi, dans cinq bonnes minutes. Elle est terrorisée. Du coup je prends en pleine figure une bonne dose d'angoisse et je regarde au fond du wagon. Un homme d'une trentaine d'année, tatoué sur les deux bras, crâne rasé, musculeux, l'oeil un peu injecté de sang et de folie fonce vers nous en hurlant.

"Je vais me le faire. J'attends ça depuis trop longtemps. Il va y avoir du sang. Connard !"

La dame se cache derrière moi. Je garde un air honteusement vague, lâchement détendu, un peu souriant mais pas trop, légèrement détaché, mais complètement en alerte à l'intérieur. Je suis la cible qu'il recherche. J'ai la cravate et l'attaché-case, et le costard. Je suis la victime idéale. Le wagon est vide à part la dame et un vieux qui dort de l'autre côté. Si cet abruti a une arme, si je lui présente la moindre aspérité, il va "m'éclater la gueule" et il m'aura prévenu depuis une demi-heure. J'ai été assez con pour ne pas prendre cette menance au sérieux. C'est mon heure et cela va faire mal. J'adopte la position du lapin, la tête semi-basse, le regard dans le vide, le coeur battant très fort, mais avec un sourire figé très passe-partout.

Il se met exactement sous mon nez et me demande avec enthousiasme : "qu'est-ce que tu as connard ? Je te dérange ?".

Je ne sais pas comment je fais, mais je le regarde sans effroi et je dis : "non pas du tout, je ne vous avais pas vu".

Quel lâche, je fais. Et il semble me croire, alors qu'il prend toute la place dans ce train depuis une demi-heure. Il s'installe derrière moi, comme si j'avais réussi à le surprendre et s'il cherchait un autre truc. Je fais face à la porte. Je le vois dans la vitre mais je fais tout pour ne pas le regarder. Après m'avoir laissé deux minutes de répit, il me crie dans l'oreille : "non mais tu crois pas que j'ai pas vu que tu m'observes dans la vitre, connard ? Arrêtes de me regarder dans la vitre. Je vais te casser la tête connard, cela fait un moment que je t'ai prévenu. Tu me fais chier connard."

La dame à côté de moi commence à trembler et elle s'éloigne de moi. Elle et moi nous nous attendons au pire. Ce type est musclé, hors de lui et clairement dangereux. Je repère le signal d'alarme, je prends une grande respiration en contractant les abdominaux, et je lui fais face. Je décide de lui parler lentement, en le regardant droit dans les yeux.

"Ecoutez, monsieur, vous m'avez l'air très énervé ce soir. Je sais bien que la vie n'est pas simple pour tout le monde, et vous avez peut-être envie de parler à quelqu'un. Je dois descendre à Juvisy, mais si vous voulez descendre avec moi, je vous offre un pot et on discute tous les deux. Je suis pas le Bon Dieu, mais si je peux vous aider, on peut toujours en parler, entre êtres humains. Je peux peut-être vous aider, franchement cela me ferait plaisir."

Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. Ce type, il me fait peur et franchement j'ai peu d'empathie pour lui. La dame est estomaquée. Le type me regarde comme si je descendais de la Planète Mars, un rictus au coin des lèvres. Est-il satisfait de m'avoir extirpé un comportement humain ou est-il abasourdi d'avoir rencontré une oreille compatissante ? Il se calme, et me dit : "non ça va. Merci, j'ai pas besoin de toi."

Le train s'arrête. La dame descend presque avant l'ouverture de la porte. Je descends lentement en lui demandant. "Vous êtes sûr, vous ne voulez pas qu'on parle un peu tous les deux ? "

Il est prostré et radieux. Un regard effrayant mais gai. Il me dit : "non ça va, casses-toi, espèce de... de... psychologue !"


Le salaud ! je n'ai même pas eu le temps de répondre à l'insulte. Le train était déjà parti.