mercredi

Fauché(e)

- Pardon Madame, t'as pas cent balles ?

- Non jeune homme, cela fait longtemps que je donne plus rien. J'ai plus de sous. J'ai soixante douze ans.

- Mais... vous donniez, avant ?

- Des fois oui, des fois non. Je ne fais plus crédit pour la vie... comme on dit.

- Excusez-moi, Madame mais cela fait une plombe que je vous observe, assise sur ce banc, comme tous les jours... Vous avez de belles chaussures, pour une vieille malheureuse !

- C'est parce que je suis soigneuse avec mes affaires. Les veuves sont soigneuses. Cela fait trente ans que je suis veuve. J'ai toujours pris soin de moi.

- Ouais, vous êtes habillée en noir, et même bien habillée. Vous portez toujours le deuil ? Franchement, je m'suis dit tout à l'heure, avec votre teint blafard, hein j'rigole, on pourrait vous prendre pour la faucheuse ! Vous savez, la... la mort, quoi. Qui attendrait sur un banc... vous imaginez... ah ! Ca fait trop peur !

- Aha ! On me l'a déjà dit, c'est vrai... je ne le prends pas mal. Cela force le respect. Vous savez jeune homme, il y en a eu des gens qui ont parlé avec moi sur ce banc. Ils ont tous fini par s'en aller. Vous aussi, vous partirez et vous penserez ce que vous voulez. Vous avez peur de la mort, jeune homme ?

- Ah ça oui Madame, j'ai peur de la mort. Tous les jours quand je me regarde dans l'eau de la fontaine, c'est pas moi que je vois, c'est la Mort. C'est effrayant, vous savez. Tous les jours cela me traverse l'esprit.

- Eh bien, c'est étonnant, parce que moi, je n'y pense jamais. Sauf à celle des autres. Ceux qui viennent parler avec moi sur ce banc, je ne les revois jamais. C'est sûr qu'ils sont morts. Une coïncidence peut-être ? Bah, je m'en fiche, de toute façon !

- Bon alors Madame, vous n'auriez pas une petite pièce pour un jeune paumé comme moi ? J'ai un peu faim ce matin. J'ai pas eu tellement de chance dans ma vie. J'ai pas eu un héritage comme vous...

- Comment ? Mais qui vous a dit que j'avais hérité de mon mari ?

- Mais c'est vous, Madame... Ca se voit rien qu'à vous reluquer ! D'ailleurs vous n'avez jamais travaillé. Enfin, je ne vous en veux pas, mais si vous ne donnez jamais aux autres, vous êtes sûre d'être toujours en vie ? Pourquoi s'en vont-ils, tous ceux qui viennent vous voir sur ce banc ?

- Tout le monde n'en veut qu'à mon argent. Mon fils, c'est pareil, il est comme vous. Il ne vient me voir que pour que je l'aide. Heureusement, cela fait dix ans qu'il ne vient plus. On dirait que je lui fais peur à lui aussi. Après tout, s'ils ne viennent plus, je resterai seule, et cela ira très bien comme ça.

- Allez Madame, donnez-moi une chance !... Je pourrais peut-être vous rendre service ? Promener le chien, lire des livres, faire du ménage ? J'ai faim, je suis au bout du rouleau. Allez !

- Non cela suffit, jeune homme. Je n'ai besoin de rien. Je ne veux pas de votre aide intéressée. De toute façon je n'ai pas d'argent pour vous. Je suis comme vous, je suis fauchée !

- Fauchée ? Vous Madame ? Ah c'est drôle, ce que vous dites, Madame, c'est vrai que vous êtes fauchée ! Parce que la Faucheuse, vous savez... et bien c'est moi !