lundi

Denfert 90 20

Nouvelle de JC CULIOLI

- Allo, Denfert-90-20 ?
- Oui, bonjour Monsieur.
- Euh... bonjour Monsieur. Excusez-moi de vous déranger...
- Mais vous ne me dérangez pas. Je suis là pour ça...
- Ah ?... Peut-être, mais probablement pas pour ce que vous pensez... enfin, je crois... voilà, ce n'est pas mon habitude, mais je vous appelle un peu au hasard. Enfin, façon de parler... Je m’explique : nous sommes en fin d'année, n'est-ce pas, et je suis en train de recopier mon carnet d'adresses, comme tous les ans à cette époque. Vous comprenez, c'est plus pratique...

- Oui, sans doute. En quoi puis-je vous être utile ?
- Eh bien justement, j'ai trouvé votre numéro dans mon carnet d'adresses et je n'arrive pas à mettre un visage ou même un nom sur le numéro...
- Ah ! Ah ! Et pour cause ! Bien sûr !
- Comment ? Je ne comprends pas. Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
- Non, rien, excusez-moi. Ne vous inquiétez pas, il m'arrive de faire de l'humour qui ne fasse rire que moi. C'est une déformation professionnelle. Poursuivez, je vous en prie, d'autant que j'ai peu de temps à vous consacrer. Vous savez comme les affaires pressent !... Et la vie est si courte !
- Oui, évidemment. Excusez-moi encore. J'en viens au fait. À côté du numéro, j'ai noté... Enfin, non, je ne crois pas que cela soit mon écriture, mais vous savez, il arrive que l'on ne se souvienne pas avoir écrit... mais cela m'arrive très rarement, pourtant... Enfin, toujours est-il qu'il y a trois initiales en face du numéro. Ce sont P.F.G. Pardonnez mon indiscrétion, mais... ce sont peut-être vos initiales ?
- Absolument exact, cher monsieur ! Je m'appelle Pierre-François Guidot. C’est épatant, ça, non ?
- Ah... bien ! Mais alors maintenant, si vous avez encore une ou deux minutes, cela me rendrait bien service de savoir comment je peux ainsi connaître votre numéro et vos initiales. Vous comprenez, je suis quelqu'un de très ordonné. J'ai horreur du désordre dans mon appartement. Et c'est exactement pareil pour mon carnet d'adresses. Alors, si j'ai noté ce numéro, c'est sûrement pour une raison précise. Nous devons probablement nous connaître, vous voyez…
- Je me représente très bien les raisons de votre appel, cher Monsieur. Ainsi, vous n'êtes pas sûr d'avoir noté vous-même le numéro ?
- À vrai dire, je n'en sais rien... et je trouve cela plutôt étrange, d'ailleurs, et un peu...
- Inquiétant, peut-être ?
- Oui, c'est ça !... inquiétant… mais pourquoi me dites-vous cela ?
- Oh, comme ça. Juste une façon de parler. J'aime bien, personnellement, mettre un peu de piquant dans la vie, c'est tout. Je suis incorrigible... Tenez, par exemple, juste pour rigoler, peut-être nous sommes-nous rencontrés à un enterrement ?
- Ah ! Ah ! Vous êtes drôle, c'est vrai ! Non, cela m'étonnerait. Je ne fréquente jamais ce genre de cérémonies... Cela m'angoisse terriblement, vous savez la mort, moi ça m’inquiète un peu...
- Bon, écoutez-moi Monsieur, trêve de plaisanterie, donnez-moi votre nom et je vous dirai si nous avons un dossier à ce nom chez nous. C'est probablement la raison de votre appel.
- Vous travaillez dans les assurances ? Ou dans une banque ?
- Eh ! Eh ! Presque ! Disons que beaucoup de gens ont un compte chez nous. Indiquez-moi votre nom, on verra bien. J'ai justement le fichier sous les yeux.
- Bon, j'espère que cela ne va pas m'embarquer dans des histoires invraisemblables ! J'ai horreur de ça. Je suis un honnête homme, vous savez. Je n'ai de dettes nulle part. Je suis trop ordonné pour ça... et je n'ai jamais rien fait de répréhensible !
- Vous ne risquez rien de ce côté là, cher Monsieur ! Nos clients paient toujours leurs dettes. Nous n'avons pas de service "contentieux". Et aucun d'eux n'a de problèmes avec la loi. Si vous êtes l'un de nos clients, vous êtes blanc comme neige. Alors, vous êtes Monsieur… Monsieur ?
- Euh... attendez un peu ! Excusez-moi si je suis prudent, mais on ne l'est jamais assez. Quelle est l'activité de votre société, au juste ?
- Ah ! Ah ! Vous en savez déjà trop, cher Monsieur. Allez, dites-moi comment vous vous appelez et vous saurez peut-être pourquoi notre numéro se trouve dans votre calepin. Je suis sûr que vous trouverez cela très drôle ensuite ! Je vous assure !
- Bon... d’accord ! Eh bien je m'appelle Jean-Paul... Jean-Paul Durand.
- Jean-Paul Durand ? Ah ! Ah ! Vous voulez rire ? Vous êtes en train de me faire marcher, je le vois bien ! Allons, soyez raisonnable ! Comment voulez-vous que je vous aide à y voir plus clair ? Ce n'est pas votre habitude de mentir, cela se sent. Vous mentez très Monsieur Jean-Paul comment ?
- Bon, d'accord... en fait, je m'appelle Icart.
- Ah Icare, comme celui qui vola trop près du soleil ? Tout un programme !
- Non, I-C-A-R-T.
- À la bonne heure ! Vous êtes raisonnable de m’avoir donné votre nom ! Attendez que je cherche... Voilà ! J'ai bien un dossier au nom d'Icart... Jean-Paul Icart, c'est Ça ?
- Oui ! Enfin... non ! Moi, c'est Jean-Jacques. Je suis Jean-Jacques Icart. Jean-Jacques.
- Ah vraiment ? ça c’est dommage ! Eh bien, Monsieur Jean-Jacques Icart, je ne peux rien faire pour vous, désolé. Au revoir, et à bientôt, peut-être ?
- Attendez, excusez-moi d'insister, mais vous ne m'avez pas dit ce que fait votre société... Vous pourriez au moins me dire ça ?
- Très juste ! Eh bien figurez-vous, Monsieur Icart, que nous sommes une entreprise de Pompes Funèbres. Les P.F.G., Pompes Funèbres Générales. J'ai trouvé ce sigle très pratique parce que c'est le même que mes initiales. C'est amusant, non ?
- Euh oui... c'est amusant, si l'on veut. Ah ! Je comprends maintenant votre allusion aux enterrements ! Déformation professionnelle ? Ou alors, vous êtes plein d'humour ! Bon, eh bien excusez-moi, mais si j'avais su que P.F.G. cela voulait dire... ça, je n'aurais pas...
- Vous n'auriez pas appelé ? Mais c'eût été bien dommage ! Vous m'êtes très sympathique et vous avez le sens de l'humour, j’espère que l’on se reverra, Monsieur Jean-Paul Icart!
- Non ! … Non ! Jean-Jacques. C'est votre client qui s'appelle Jean-Paul !
- Ah oui, bien sûr, excusez-moi. Il faut dire qu'on est pas passé loin, n'est-ce pas ? Et la méprise aurait été cocasse ! Ah ! Ah ! Vraiment cocasse !...
- Ah oui ? Cocasse ? Pourquoi ça ?
- Je ne peux malheureusement pas vous le dire, cher Monsieur. Secret professionnel, vous comprenez ?
- Oui, évidemment... Mais vous m'avez déjà presque tout dit, alors maintenant...
- Ah non ! Loin de là ! Vous ne savez rien, au contraire. Heureusement, d'ailleurs. Enfin, cela ne vous concerne pas, de toute façon, puisque vous êtes en vie.
- En vie ? Pourquoi ? Votre client est mort ?
- Vous savez, dans notre métier, la plupart de nos clients sont morts. Je n'enterre pas les vivants. Enfin, jusqu'à nouvel ordre ! Ah ! Ah ! Ah! Excusez-moi, je trouve cela très drôle !
- Décidément, vous aimez l'humour noir. Ce doit être ça, la déformation professionnelle dont vous parliez... Mais... votre client, vous savez quand il est mort ?
- Ah, je vous y reprends ! Vous essayez encore de me tirer les vers du nez ! Vous me semblez bien curieux, Monsieur Icart ! Bon. Je vais tout vous dire, cela nous fera gagner du temps à tous les deux. Tout d'abord, jurez-moi sur votre tête que vous ne connaissez pas de Jean-Paul Icart.
- Mais, je... je vous l'assure !
- Vous me le ju-rez ?
- Oui, certainement...
- Sur votre tête ?
- Euh oui... oui, bien sûr...
- Vous savez, c’est sérieux de jurer sur sa propre tête, j’espère que vous vous en rendez compte ! Bon, alors mon client est mort hier, le 20 décembre.
- Ah ?... Attendez ! mais c'est aujourd'hui le 20 décembre ! Hier, on était dimanche 19.
- Vous croyez ? Pourtant je viens de recevoir le dossier...
- Mais si, je vous assure, c'est terrible ! C'est aujourd'hui le 20. Je ne me trompe jamais sur les dates. Je suis trop ordonné pour cela.
- Mais non, Monsieur Icart, c'est impossible. Vérifiez dans un calendrier, vous verrez bien. Il est mort hier, le 20 décembre. D'ailleurs, il est mort vers dix-huit heures et il n'est encore que seize heures. Il n'a donc pas pu mourir aujourd'hui, c'est-à-dire le 21, n'est-ce pas ?
- Non... bien sûr. Heureusement. Si vous le dites... Pourtant je croyais qu'on étais le 20. On doit être le 21. Oui, c'est sûr, on est le 21 puisqu'il est seize heures et non dix-huit heures... C'est clair. C'était forcément hier, c'est-à-dire le 20... oui... tout est clair...
- Ca ne va pas, Monsieur Icart ?
- Si ! Si ! Tout va très bien. On est le 21 et il est seize heures et je m'appelle Jean-Jacques Icart. Cela me va très bien comme ça.
- Parfait ! Eh bien, je crois que je ne peux rien faire d'autre pour vous. N'hésitez pas à m'appeler si vous avez - je sais que c'est regrettable, mais c'est la vie, que voulez-vous - un décès dans votre famille. Je peux vous assurer du meilleur service personnalisé de tout Paris. Vous aurez ainsi une bonne raison de recopier notre numéro dans votre nouveau calepin.
- Oui, c'est une bonne raison... C'est ça, c'est la raison. Merci bien, Monsieur. Au revoir... Enfin, le plus tard possible, n'est-ce pas ? Eh ! Eh !...
- Bien sûr, le plus tard possible ! Bien entendu ! Je ne vous le souhaite pas. Mais c'est si vite arrivé ! Une maladie, un accident... on passe tous par là...
- ...oui... excusez-moi encore, mais comme vous dites, nous sommes tous concernés... alors...
- Vous voulez que je vous envoie un prospectus ? Aucun problème ! Un instant... Voilà, c'est fait ! Nos tarifs, notre formule rapide et notre numéro d'urgence. Je vous envoie ça tout de suite. Le poulet est dans le tube ! Vous recevrez tout ça au courrier de dix-huit heures.
- Comment ? ... de dix-huit heures ?
- Oui, nous avons un service de coursiers pneumatiques. Les affaires n'attendent pas ! Et comme nous centralisons l’émission des télégrammes de décès, nous sommes des professionnels du poulet funèbre ! Ah ! Ah ! Ah, que je rigole dans ce métier !
- Non ! Non ! Attendez, je ne vous en demandais pas tant ! Je voulais juste savoir comment était mort votre... client. Une maladie ? Un accident ?
- Oh un truc vraiment bête : en voyant arriver le facteur, il a eu une peur bleue et il s’est défenestré ! Oui, c'est regrettable. Un homme qui m'était très sympathique. Ah ! Il faut que je libère la ligne ! J'entends un autre appel ! Excusez-moi, cher Monsieur Icart, je dois prendre congé. Nous devons tous prendre congé, tôt ou tard, n'est-ce pas ? Ah ! Ah ! cela me fera toujours rire, excusez-moi. Vous êtes toujours là ?
- Oui, oui... Au revoir Monsieur...
- À la bonne heure ! Au plaisir, Monsieur Icart ! Et si vous avez le moindre problème, n'hésitez pas à m'appeler sur la ligne d'urgence. En fait, c’est celle que vous avez utilisée : Denfert-90-20 !

JC CULIOLI 1988-89