
Elle avait dit "huit heures". Dans son élan empressé, il avait traduit : "je serai devant sa porte dès sept heures et demi, et j'attendrai huit heures pour sonner."
Il avait pensé à cette rencontre toute la journée. Il s'était préparé à la revoir comme on prévoit une longue séquence d'opérations qu'il faut exécuter dans un ordre précis. Il avait pris le temps d'imaginer tous les scénarios possibles, toutes les "réponses a tout" qu'il se targuait toujours intérieurement de donner à ses interlocuteurs, toutes les mimiques qu'en bon acteur il savait ajuster aux situations.
Sa mécanique interne était bien huilée, et il le savait. Il était sûr de lui, de son charme, de son succès. Il avait tout prévu, comme d'habitude. Il quitterait son bureau un peu plus tôt. Il rentrerait chez lui, prendrait une bonne douche, se raserait de près, se parfumerait légèrement. Il savait l'importance d'un bon parfum dans le tableau général. Il s'allongerait un peu, histoire d'avoir l'air reposé, et il regretterait probablement de ne pas avoir acheté cette lampe à UV qui vous donne instantanément ce teint hâlé qui imite si bien la parfaite santé. Il irait acheter un gâteau, et aussi un Bonsaï. On ne recule devant rien quand on veut plaire. Du champagne aussi, pourquoi pas, à moins que cela ne paraisse trop hardi, pour la première fois. Tout devait être parfait, comme d'habitude.
Il fit donc tout exactement comme il l'avait planifié, exactement dans le temps qu'il s'était imparti. Il quitta son domicile une bonne heure en avance, après avoir vérifié mentalement qu'il connaissait bien le chemin. Il arriva donc vers sept heures et demi, et commença à attendre.
Il était un peu nerveux, comme l'acteur qui se prépare à monter sur la scène. Il avait pourtant trouvé l'immeuble sans difficulté et s'était installé sur les marches d'une entrée latérale, près d'une cabine téléphonique. Apres avoir patienté quelques minutes, occupé à répéter son scénario, il eût envie de l'appeler, juste pour lui dire qu'il n'allait pas tarder à arriver. Une bonne plaisanterie à usage interne dont le seul intérêt aurait été de le conforter dans sa confiance illimitée en lui-même. Mais la cabine venait tout juste d'être prise.
Un jeune homme, un de ces inconnus dont on ne se souvient jamais s'ils ont vraiment été là ou s'ils n'ont pas tout simplement fait partie du paysage. A première vue, il savait que même s'il observait attentivement ce jeune homme au téléphone, il ne pourrait rien lui trouver de particulier, d'original, de remarquable. Vraisemblablement un étudiant d'une des facultés voisines. Rien de plus banal.
Il s'était assis sur les marches, le gâteau à sa gauche, le Bonsaï à sa droite, comme s'il attendait qu'elle ouvre la porte d'elle-même. Pourquoi attendait-il ainsi ? Il aurait pu tout aussi bien aller se promener et revenir plus tard, à l'heure convenue. Il aurait pu sonner le plus naturellement du monde à la porte déjà repérée, s'excuser d'être un peu en avance, s'enfoncer dans un fauteuil et consommer le drink qu'elle n'aurait pas manqué de lui offrir avant de se replonger dans la salle de bain pour les retouches indispensables de dernière minute. Non, il aimait ce plaisir léger de l'attente choisie.
Un bon quart d'heure s'était écoulé en méditations combinatoires sur cette soirée à venir. Serait-elle en robe rose ? Aurait-elle ce chignon serré qui lui dégage si joliment la nuque ? Essaierait-il de la séduire, l'enveloppant irrésistiblement d'attentions câlines et de regards profonds, ou la laisserait-il succomber d'elle-même, la griserie de l'alcool aidant, aux pointes de son esprit brillant ? Excitante perspective.
Le garçon du téléphone était toujours là. Il semblait lancé dans une conversation interminable, constellée d'éclats de rires bruyants, comme ces délicieuses causeries d'étudiants que l'on ne termine que lorsque les mêmes plaisanteries sans cesse répétées ne provoquent plus qu'un mécanique succès d'estime. Ces longues digressions amusantes qui se terminent par un immanquable : "bon, eh bien, à bientôt..."
Un peu lassé de penser à son futur proche, il n'avait que cet étudiant téléphonique comme sujet de distraction. Il se mit à l'observer plus en détail. Le garçon semblait jeter de temps à autre des regards amusés dans sa direction, le prenant aimablement à partie dans son dialogue joyeux. Il se mit a sourire, lui aussi, se remémorant ses meilleurs moments d'Université, constatant que le passage récent à la vie active l'avait rendu moins gai et peut-être plus calculateur. Joli sujet de réflexion.
Huit heures approchaient et il prit lentement le chemin de la porte, armé noblement de son gâteau et de son Bonsaï. Il n'était maintenant en avance que de trois minutes. Il considéra que cela n'était pas si mal. Ayant sonné deux coups brefs, il attendit paisiblement, bien en face de l'oeilleton pour être sûr d'être reconnu. Il se représenta sans effort et avec amusement sa propre image déformée par le judas optique. Elle n'allait pas tarder. Il entendait un mélange de voix et de musique et pensait déceler des pas en direction de la porte.
Mais cette dernière ne s'ouvrit pas. Il laissa passer deux minutes, ne voulant pas être importun, et cette fois sonna deux coups plus appuyés. La porte resta close et il lui était impossible de percevoir si les bruits intérieurs se rapprochaient ou non. Ayant patienté encore en comptant mentalement jusqu'à cent, il décida qu'il serait entendu et laissa le doigt sur la sonnette pendant quelques secondes. Il était huit heures passées. La porte restait close.
Il pensa alors qu'elle n'était pas à l'intérieur. Elle avait dû sortir précipitamment de chez elle pour aller acheter - qui sait ? - du pain ou tout autre ingrédient vital que l'on oublie souvent quand on reçoit des amis. Il irait donc se rasseoir sur les marches de l'immeuble, non loin de la cabine téléphonique, le gâteau à sa gauche, le Bonsaï à sa droite, et il l'attendrait là, patiemment. Il ne lui dirait pas qu'il a déjà sonné. Il garderait cela pour lui.
Le garçon du téléphone était toujours là, riant et gesticulant devant son combiné. Il eût l'impression très nette qu'à son retour, les rires s'étaient amplifiés. Il lui sembla que l'étudiant lui avait fait un signe en le voyant revenir, mais il préféra ne pas y prêter attention. Il se replongea un peu moins calmement dans ses méditations. Il avait horreur d'attendre, comme ca, bêtement, par la faute des autres. Il s'était amusé d'attendre avant, comme le chat qui observe la souris et retarde à chaque instant le plaisir de lui fondre dessus. Mais là, il ne contrôlait pas l'attente. Cela l'agaçait.
De temps à autre, il observait la route, se demandant par où elle allait arriver. Une fois, il se leva d'un bond, croyant la reconnaître, mais la passante, si elle portait du pain, ne lui ressemblait que de loin. Il se rassit, soupirant à haute voix, entre le gâteau et le Bonsaï. Tout commençait à l'énerver. Le garçon du téléphone, en particulier. Ces étudiants n'ont vraiment rien à faire.
Justement ce dernier venait de raccrocher. Il sorti d'un pas léger et lui lança un "bonne soirée, Monsieur" qui acheva de l'exaspérer. Il fixa sa montre. Il était huit heures vingt-cinq. Il décida de retourner à la porte. S'il n'y avait aucune réponse, il laisserait un mot et repasserai dans une heure. Il avait besoin d'action.
Il gravit les étages au pas de course, manquant par deux fois de perdre le gâteau. Il prit quelques instants pour retrouver son souffle, et appuya le doigt sur la sonnette pendant si longtemps qu'il ne l'entendit même pas ouvrir.
Elle portait sa robe rose et arborait son chignon serré. Elle souriait. Il l'entendit dire d'une voix légère : "voilà, voilà, j'arrive, j'étais au téléphone avec un charmant jeune qui s'était trompé de numéro".
JC CULIOLI, 1989