
"Dumortier, vous penserez au rapport Ducrot, pour demain, n'est-ce pas ?". Le "Oui monsieur le Directeur" obséquieux, immanquable et inutile s'est évanoui dans le claquement de la porte, déjà refermée sur le bureau enfumé.
Il est dix-huit heures trente. Un soleil éblouissant éclaire, comme par ironie, le fameux rapport. Dumortier fait le point. "Au moins deux heures de travail, plus que deux cigarettes et un temps splendide sur la Seine !".
Dumortier se lève et, prenant appui sur le vieux radiateur en
fonte, regarde, sur la pointe des pieds, un petit bras du
fleuve bordé de saules pleureurs. La fenêtre n'est pas bien
large et la vitre est un peu poussiéreuse, mais il imagine bien
plus qu'il ne voit. La zone industrielle paraît presque belle,
par ce beau jour de juin. Entre deux usines, au-delà du
parking, la Seine s'étire et s'endort... "Moi aussi, je
m'endors..." Dumortier tergiverse. Commencer tout de suite ?
Téléphoner qu'il rentrera tard ? Rentrer maintenant, le dossier
dans l'attaché-case ? "Un petit café et je me décide !"
La machine à café est un distributeur ultra-moderne, tout à
fait anachronique dans ce couloir verdâtre qui dessert des
centaines de bureaux vieillots comme celui de Dumortier. "Que
ferais-je sans cette machine ?" Huit boissons chaudes ou
froides s'offrent au consommateur. En fin de journée, seul le
café noir sans sucre est encore disponible. Dumortier, en homme
avisé, a toujours quelques morceaux de sucre roux dans son
bureau. Il choisit donc le café et écoute, les yeux à mi-clos,
le doux bruit de la machine. "Hum... Siroter un petit noir à la
terrasse d'une auberge au bord de la Seine..."
Un ou deux voyants verts s'allument. Il les regarde avec
bienveillance et sifflote un de ses airs préférés, un air de
guinguette, tendant machinalement la main vers le gobelet
plastifié, mais... vide...
"Vide ? Il n'y a même plus de café !..." Il avale gloutonnement
un sucre en maudissant les fabricants de machines stupides et
constate qu'il est sept heures moins le quart. "J'emporte le
dossier Ducrot à la maison".
En quelques secondes, il s'est habillé, il a rangé les quelques
feuilles qui traînaient sur la table, il a fermé son bureau à
clé, il a dévalé l'escalier et - bien sûr - oublié le dossier
Ducrot, pourtant si visible dans un rayon de soleil, trop,
peut-être...
La voiture démarre au quart de tour et Dumortier est gai, libre,
à nouveau confiant, un peu rêveur...
"L'autoroute est vide, aujourd'hui ! Dans une demi-heure, je
suis à la maison." Au détour d'un virage, la Seine lui apparaît
dans toute sa splendeur. Une péniche, quelques barques de
pêcheurs, des enfants qui jouent au bord de l'eau. "Il va faire
jour jusqu'à dix heures, ce soir..." La voiture file et la
Seine n'est bientôt plus qu'une magnifique image qu'il revoit
par instants.
Un camion déboite devant lui, lentement. Dumortier l'aurait
parié. "Je le savais, mon gros. Cela fait deux minutes que je
te surveille. J'étais sûr que tu m'attendrais pour doubler
cette caravane de touristes. C'est même pour ça que j'ai
rétrogradé ! Enfin, je te pardonne, il fait trop beau..."
Dumortier prend plaisir à conduire au soleil, fenêtre ouverte,
cheveux au vent. " Ah, ces touristes nordiques qui partent en
juin ! Nous, nous partirons pour le quatorze juillet. Avec les
deux jours de pont, je prendrai treize jours de congé, et le
tour est joué : trois semaines de farniente... Il restera de
quoi partir au moins deux fois cet hiver." L'évocation des
vacances le rend guilleret. Il se met à chanter à tue-tête
l'air de flon-flons qu'il sifflait tout à l'heure, tout en
écrasant l'accélérateur, comme si ainsi, il se rapprochait plus
vite de ce départ tant attendu. Les usines et les maisons
commencent à se faire plus rares sur les abords de l'autoroute.
De vastes champs de blés et quelques serres lumineuses se
dessinent à l'horizon. "Quelle journée merveilleuse pour
voyager !" La pancarte bleu ciel indique "LYON 417 KM".
Dumortier contrôle sa jauge à essence. Le réservoir est presque
plein. L'auto-radio annonce une persistance de l'anti-cyclône
sur l'hexagone pendant au moins quinze jours. Une publicité
pour le Club Méditerranée le fait rire aux éclats. En
s'allumant une cigarette, il fait un écart dans un virage et se
dépêche de mettre sa ceinture de sécurité dans la ligne droite
suivante. Le ciel est turquoise lorsqu'il aborde la forêt de
Fontainebleau. "Ce bleu, ce vert, cette lumière ! Heureux les
peintres ! C'est vrai que Barbizon n'est pas loin !"
Le péage approche et Dumortier se demande s'il a assez d'argent pour
tout l'autoroute. Il sourit en se disant qu'il paiera avec la
carte bleue. Il arrache un ticket au vol et le tend à sa femme.
"Chérie, mets-le dans la boîte à gants, s'il te plaît. Ca va,
les enfants ?"...
Dumortier reste quelques secondes le bras tendu et l'air
ahuri. Sa douce femme et ses charmantes filles ne sont pas dans
la voiture... La radio, imperturbable et sans tact, annonce les
informations de vingt heures. "Qu'est-ce que je fous ici, sur
l'autoroute de Lyon, seul dans ma voiture, à rêver que je pars
en vacances ?" Il se range sur la droite et se met à réfléchir.
"Ah, c'est ce camion qui m'a fait oublier ma sortie ! Il
faisait trop beau, aujourd'hui, pour travailler à la maison...
Le rapport, j'ai oublié le rapport Ducrot ! Monsieur le
directeur ne sera pas content si le rapport Ducrot n'est pas
analysé pour demain !"
Dumortier rentre chez lui, pensif. Le soleil de juin commence à
rosir, et les champs de blé s'ouvrent gaiement sur son passage.
"Papa, nous sommes en vacances ce soir !" Les deux filles se
jettent au cou de leur père. "C'est quand qu'on part en
vacances ?"
Dumortier sourit : "Ca, les enfants, c'est la surprise ! Je ne
sais pas si mon directeur me laissera partir cette année !..."
Sa femme qui aime le taquiner, lui dit, les mains aux hanches :
"Alors, j'espère que tu as amené du travail pour ce soir ! Il
n'est que neuf heures..." Sans perdre son sourire ensoleillé,
il lui glisse dans l'oreille, en l'embrassant, "Non Chérie, je
l'ai laissé au bureau. J'y retournerai pour le terminer après
le repas, mais toi aussi, tu vas avoir du travail..."
Le lendemain, Monsieur le Directeur trouve le rapport Ducrot
sur son bureau ainsi qu'une courte lettre émanant de l'employé
Dumortier.
"Monsieur le directeur, j'ai, hier soir entre dix et onze
heures, pris connaissance du dossier Ducrot. C'est un cas
difficile et vous trouverez mes conclusions en annexe. L'étude
analytique de ce dossier ennuyeux et long m'aurait été pénible
si je n'avais su que c'était le dernier avant mes vacances.
Je pars en effet pour un mois au bord de la mer avec ma
petite famille. Je n'ai pas, malgré toute la conscience professionnelle
que vous me connaissez, pu résister à l'appel du Soleil de Juin.
En souvenir de mes bons et loyaux services et de ma conduite
irréprochable dans votre service depuis bientôt quinze ans, j'ose
vous prier de regarder, un jour de juin, par l'étroite fenêtre
de mon bureau. En vous penchant un peu, sur la pointe des pieds,
vous verrez, entre deux usines, un bras de Seine qui s'étale
voluptueusement au soleil. Vous verrez comme les saules sont
beaux et comme les péniches sont calmes.
Peut-être alors me comprendrez-vous...
Veuillez agréer, Monsieur le directeur, etc."
Monsieur le Directeur est perplexe. Un de ses employés à lui !
Quelle désinvolture ! Dumortier est devenu fou ! Monsieur le
directeur entre - sans frapper - dans le bureau de Dumortier.
Il est huit heures quinze. Le bureau est bien vide. La fenêtre
étroite et poussiéreuse laisse filtrer une douce lumière bleue
et rose. Le jour s'annonce magnifique. Monsieur le directeur
s'approche de la fenêtre, tend le cou en s'appuyant sur le
vieux radiateur de fonte et aperçoit un bras de fleuve, bordé
d'arbres. "Ah, c'est donc Ça, la Seine et les Saules ?". Il
reste quelques secondes dans cette position précaire, comme un
gros chat qui s'étire au réveil. Il hausse les épaules et
baille. "Je vais prendre un café. Ce brave Dumortier a bien dû
laisser quelques sucres roux dans son tiroir !"
La machine à café est toujours en panne...
Monsieur le directeur décide d'engloutir les deux sucres puis
se demande s'il ne va pas se prendre un vrai petit déjeuner au
Café des Saules. C'est un charmant petit café dont lui avait
parlé l'un de ses collègues. Il se trouve juste de l'autre côté
du Parking, derrière la zone industrielle, au bord de la Seine.
"Quelle belle journée, tout de même ! Et quel poète, ce
Dumortier !". En enfilant son léger pardessus, Monsieur le
directeur se surprend à siffloter un air qu'il a déjà entendu
souvent mais dont il ne se rappelle plus la provenance.
Un air de guinguette, sans doute...
JC CULIOLI 1988