jeudi

Duel

L’un était très adroit, l’autre plutôt gauche. En fait, chacun pouvait l'être plus ou moins, suivant les circonstances.

Ils étaient inséparables, et pourtant ne pouvaient s’empêcher de se quereller à tout bout de champ, comme deux frères ennemis.

Le premier était artiste. Profondément romantique et facilement influençable, il se laissait emporter par des lubies subites, par des passions parfois futiles, par des images qui le bouleversaient lui seul, par des sensations fortes à la recherche desquelles, il passait le plus clair de son temps, sous le regard moraliste du second. Il était adroit à cheval, plutôt bon peintre, beau-parleur avec les femmes, immanquablement infidèle à cause de son succès et de son inconstance, mélodiste à ses heures, gracieux sans efforts, poète sans y penser. Il jouait avec les mots comme l’on joue avec des plumes d’oiseau, avec des petits chatons, avec un bouquet de fleurs au printemps.

Le second était plus posé, ou plutôt, il restait posé, là, pendant des heures, à la recherche du sens d’une idée incomplète, ou d’une situation qui le laissait perplexe. Ou alors, il devenait volubile et aimait expliquer tout aux enfants. Parce que les enfants, cela écoute. Et il leur parlait lentement, choisissant le mot juste, vérifiant à chaque instant qu’on le comprenait bien, s’adaptant aux regards interrogatifs et songeurs de son auditoire. En toutes choses, il avait horreur de l’ambiguïté, du flou, de ce qui ne s’énonce pas clairement. Quand il dirait « je t’aime », il ne le dirait qu’une fois et il ne l’avait encore dit, et ce serait après avoir longuement pesé le pour et le contre, le vrai et le faux, le ressenti et le pressenti, et aussi mesuré les conséquences, prévu les réponses possibles et construit par avance les chemins d’histoires auxquelles ces réponses pouvaient conduire. C’est pourquoi il passait pour un grand timide auprès des femmes, ce qui ne manquait pas de charme non plus, mais réduisait logiquement le champ des possibles. Quand il dessinait, c’était plutôt un géomètre. Il lui fallait des épures, des constructions à la règle et au compas, un rapporteur, et d’autres artifices que le premier aurait qualifié d’instruments de tortures pour l’art. Il lui fallait aussi une bonne théorie bien solide sur les points de fuite, la projection cavalière et les rayons lumineux.

Dans leur rapport aux autres, le premier se souvenait immanquablement du nom des gens, et d’une foule de petits détails sur les maladies des enfants, les peines de cœur, les petits problèmes au boulot, tous ces détails que l’autre jugeait totalement sans importance et sans épaisseur. Le second, lui, se rappelait immédiatement de leur visage, et aussi de leur numéro de téléphone, mémorisé à l’aide d’un calcul mental auquel le premier ne comprenait rien ou ne voulait rien comprendre. Bien qu’apparemment complémentaires et bien sût inséparables, ils ne se privaient pas de se faire des cachotteries, de jouer à celui qui a oublié lorsque l’autre avait absolument besoin de se souvenir. C’était d’ailleurs là l’un de leurs jeux favoris.
Cela allait plus loin. Quand l’un pouvait aider l’autre, visiblement embarrassé dans une tâche qui n’était pas faite pour lui, il le regardait narquois à l’œuvre, ne le remettant parfois dans la bonne voie qu’in extremis, histoire de prouver sa force ou son talent à lui… Un autre jeu très agaçant pour leur entourage rendait une conversation avec les deux presque impossible. Lorsque l’un commençait une phrase assez longue, c’est presque toujours l’autre qui la terminait en riant, avec une chute qui lui donnait un sens totalement contradictoire. En bref, des plaisanteries d’éternels adolescents.
Autre différent notoire, l’écriture. Chacun préférait la sienne, et de loin, prétendant ne pas réussir à lire celle de l’autre. Et jamais il n’aurait laissé l’autre écrire quoi que ce soit à sa place. « L’écriture est le reflet de l’âme » est l’un des rares adages qu’ils avaient tout deux noté au début de leur journal.
Il leur arrivait d’être d’accord sur d’autres sujets. Par exemple, à la vision inopinée d’un cercle parfait, le temps d’un éclair, ils se rejoignaient sur la définition du beau et de l’absolu. Mais très vite, le premier imaginait un coucher de soleil rougeoyant sur une mer d’huile bleutée, alors que le second commençait à mesure le rayon avec précision, s’interrogeait sur les transformations polaires et les triangles inscrits. L’un souriait à l’astre nocturne venu baigner de sa clarté bienfaisante les âmes qui reposent, l’autre se persuadait lentement que la surface enclose dans ce périmètre sans angles était la plus grande possible. Seule cette fraction de seconde de perception commune qui précède la pensée pouvait les réunir dans ce double émerveillement, si intense, si éphémère, si communicatif.
C’était donc une relation assez prenante, sans cesse empreinte de cette émulation des enfants qui ont, à chaque instant, besoin de tout se prouver à nouveau, parfois en niant l’autre pour mieux exister. Ils avaient bien sûr de l’estime l’un pour l’autre, du respect et un peu d’affection, n’ayant pas trouvé ailleurs le répondant subtil, complice, ludique et exigeant que chacun offrait à l’autre. C’est pourquoi ils se supportaient tant bien que mal, malgré ces différences, ces disputes violentes et ces facéties énervantes qui agaçaient tant leurs amis communs. Ceux-là trouvaient même parfois très dommage de les voir habiter ensemble, dans le même crâne.

JC CULIOLI 2007