- Père Costard, Père Costard ! Raconte-nous une histoire !
- Bon d'accord, les enfants, mais une courte et après vous
allez au lit, je suis fatigué par le RER, ce soir.
- Oui Père Costard ! Alors c'est quoi ton histoire ?
Cela s'est passé dans la grande Entreprise qui transformait la matière grise en or noir. Oh c'était il y a bien longtemps, j'étais encore tout jeune, presqu'autant que vous aujourd'hui...
A l'époque, j'avais fait un diplôme spécial de mathématiques qui servent et je m'étais même lancé dans une thèse d'Optimisation.
- C'est quoi l'Optimisation Père Costard ?
- Ah, l'Optimisation, c'est l'art et la manière de faire mieux les choses avec moins de moyens.
- Et il faut des mathématiques pour faire ça, Père Costard ?
- Disons que les mathématiques, justement, cela permet de le faire mieux, avec moins d'effort... mais n'anticipons pas !
Ce jour-là, comme j'avais l'air brillant aux yeux de mon patron, un excellent photographe amateur mais un patron un peu dilettante, il m'avait envoyé dans nos charmantes provinces pour rendre visite à un directeur d'usine. Il croyait sincèrement que je pouvais aider ce dernier et comme il m'avait à la bonne, il voulait me donner une bonne occasion de me faire valoir.
Mon patron avait la naïveté et la bonne humeur d'un éternel touriste.
Il faut dire à sa décharge qu'étant étranger dans notre pays, il était difficile d'imaginer qu'il puisse être venu parmi nous pour travailler... C'est souvent le cas pour les étrangers, on les prend systématiquement pour des visiteurs : pourquoi donc viendraient-il travailler chez nous ?
Moi aussi j'étais un peu naïf, car j'avais lu bien des livres écrits eux-mêmes par des gens naïfs. Mais revenons à notre sujet. Le Directeur d'usine me reçut avec une élégance rare, me faisant visiter les moindres recoins de son domaine. Nous visitâmes les entrepôts, les salles principales de l'Usine, où se trouvaient toutes les machines, et même les salles de repos des ouvrières. C'est là que je fis ma première découverte.
- Ah bon, quelle fût-elle Père Costard ?
- Eh bien, c'est incroyable mais après avoir vu des dizaines d'ouvrières assises courbées sur leur ouvrage répéter tout le temps le même mouvement pour construire des cartes électroniques : un composant à gauche, un composant à droite, un composant à l'endroit, je retourne la carte, un composant à l'envers... je revis les mêmes un quart d'heure plus tard pendant la pause, assises courbées sur leur ouvrage répéter tout le temps le même mouvement : une maille à l'endroit, une maille à l'envers...
Elles avaient remplacé un mouvement saccadé et répétitif par un autre, elles tricotaient ! Voilà qui me laissa songeur pendant un bon moment.
Je demandais alors : mais combien de temps dure la pause ? Oh un bon quart d'heure me confia le directeur de ces dames. J'en fus ébaubi...
Dans son souhait de transparence, le Directeur me fit rencontrer toutes les personnes qui comptaient dans l'Usine. Il n'y en avait que deux, en fait : le contre-maitre et l'Ingénieur.
J'eus le droit de parler une bonne heure avec chacun. Mais avant cela, le Directeur m'expliqua l'objet de ma venue. "Vous voyez cette longue chaîne de construction de cartes ? Eh bien elle me permet de produire 70 cartes par heure. J'ai besoin d'en produire 100. Or je sais qu'avec vos méthodes de mathématiques qui servent, en dimensionnant aux bons endroits des stocks intermédiaires entre machines, éventuellement en parallélisant des tâches ou en les faisant dans un ordre différent, vous pouvez gagner beaucoup. J'ai lu ça dans le magazine Usine du XXème siècle. Voilà, vous avez carte blanche, mais je suis pressé, vous avez un mois...
Fort de cet objectif d'une grande clarté et que je pris comme un défi personnel, j'eus une pensée amicale pour mon patron qui m'avait envoyé ici et je me mis immédiatement à la tâche. Je remerciai le Directeur et lui parlai de mon patron, en soulignant que c'est lui qui avait eu la brillante idée de me mettre sur cette intéressante affaire. Il s'esclaffa et me dit : "de vous à moi, jeune homme, avec ce patron-là vous perdez votre temps, ce gars-là ne comprend rien aux usines... Dans la suite de votre travail, n'hésitez pas à me contacter directement, mais franchement, laissez-le en dehors de tout ça..."
Un peu perturbé, j'allai voir en premier l'Ingénieur, comme me l'avait conseillé le Directeur. Celui-ci, assez jeune, un peu introverti, issu d'une école très spécialisée que je ne connaissais pas (mais j'étais bien inculte) semblait parfaitement au courant des techniques de programmation des machines. Il m'expliqua même comme elles avaient été construites ! Ensuite, il m'expliqua que les cartes que faisait l'Usine n'avaient pas un grand intérêt, pouvaient être largement améliorées en performance et en fiabilité si l'on changeait les composants, mais malheureusement le bureau d'étude ne comprends rien, et ne parlons pas du centre de recherches, quand aux fabricants, on se demande pourquoi ils fabriquent une pareille cochonnerie qu'il faut trier avant la production pour ne pas perdre en fiabilité. Je lui demandais les documentations des machines, les cycles de chacune, les tailles des stocks intermédiaires, et il me donna tout cela sans difficulté et aussi sans la moindre illusion. Pour augmenter le nombre de cartes, lui, il avait la solution : refaire la conception des cartes avec moins de composants, des composants plus fiables et des machines plus simples. Il se faisait fort de doubler la production avec un investissement ridicule, moins d'un mois de production de l'Usine.
Je le quittai perplexe et impressionné, lui indiquant par ailleurs que j'allais de ce pas voir le contre-maitre. Il s'esclaffa et me dit : "Ecoutez, Costard, vous perdez votre temps, ce pauvre gars ne comprend rien à rien... Dans la suite de votre travail, n'hésitez pas à me contacter directement, mais franchement, laissez-le en dehors de tout ça..."
Beau joueur, il m'emmena quand même voir son collègue. Celui-ci était vraiment très avenant, humain un peu bourru, certes un peu limité en électronique, mais il savait comment paramétrer les machines, comment ajouter des stocks en urgence (il allait lui même faire les approvisionnement si nécessaire), comment réparer les pannes d'alignement, comme relancer des portions de lots de productions en cas de pépins, et il savait aussi convaincre les ouvrières de venir le samedi, organiser un tour de garde de contrôle pour la fiabilité, faire les plannings de travail des ouvrières en tenant compte de leurs congés et de certains de leurs souhaits, bref, gérer la fameuse ligne de production avec ses aspects humains et matériels. Comme il m'était très sympathique, je lui parlai des idées de l'ingénieur. Il s'esclaffa et me dit : "Ah mon vieux, vous perdez votre temps, ce gars-là ne comprend rien à rien... Dans la suite de votre travail, n'hésitez pas à me contacter directement, mais franchement, laissez-le en dehors de tout ça...". Il me dit aussi, d'un air très convaincu : si le Directeur voulait mon avis, moi je lui dirais qu'en modifiant les rythmes de travail en fonction de la production souhaitée et non le contraire, on pourrait améliorer la production d'au moins 30 %, mais bon, pour lui, je suis juste bon à faire tourner la machine...
Avant de quitter cette belle usine où régnait clairement un consensus très fort sur la clairvoyance des uns et des autres, je regardais fonctionner la fameuse ligne. Je notais combien de temps prenait un paramétrage de carte, je mesurai des distances de déplacement, des temps des cycles, les tailles des stocks intermédiaires. Moi qui ne sais pas dessiner je m'escrimai à faire un plan à peu près fidèle de la ligne, et je notais tout ce qui me passait par la tête que l'un ou l'autre avait pu me dire. Je récupérais évidemment toutes les spécifications des cartes à produire. Hum, pas facile de réduire suffisamment les temps pour produire plus, mais peut-être qu'en intervertissant des tâches et en ajoutant des stocks intermédiaires, il serait possible de gagner 30 à 50% d'efficacité quasiment sans bourse délier, en comparaison aux investissements courants de l'usine.
Je revins à mon bureau coquet de la capitale et je commençais à me creuser la tête, à lire de nombreux articles sur l'optimisation des lignes de production que me procurait chacune jour notre charmante bibliothécaire. Je fis des modèles, des simulations, des programmes, et même des démonstrations mathématiques pour dimensionner des files d'attentes...
En deux semaines, samedi et dimanche compris, mon rapport était bouclé. On pouvait, en organisant tout cela intelligemment gagner plus de 40% de production avec un faible investissement, et plus de 50% avec un investissement plus significatif. J'étais très FIER de moi. Mon patron aussi, bien sûr. j'envoyais alors mon rapport au Directeur, copie à l'Ingénieur, et copie au contre-maitre...
À l'époque, on utilisait le courrier postal, et donc il n'était pas surprenant qu'un dossier mettre trois jour pour atteindre la province. Je n'avais donc pas à m'inquiéter de ne pas avoir de réponse en moins d'une semaine. Au début de la deuxième semaine, je pris mon téléphone et ne pus joindre le Directeur, justement en réunion avec l'Ingénieur et le contre-maitre, m'apprit sa secrétaire... Tout cela était d'excellente augure, mais j'aurais préféré qu'ils m'invitent à présenter mes travaux plutôt qu'ils en parlent entre eux sans moi, mais bon, cela devait être la règle...
Mais pas de nouvelles après cette réunion au sommet.
À la fin de la deuxième semaine je commençais à être passablement inquiet de ne pas avoir de nouvelles. Je parvins à joindre le Directeur qui me dit tout simplement :
- Ah Costard, merci pour votre rapport, très très bien !
- Oui ? Tant mieux, je suis content qu'il vous plaise... alors ?
- Alors ? On a beaucoup réfléchi ici, vous savez, bon on fait pas des maths, nous, vous comprenez, mais c'est un sujet sérieux, vous savez...
- Bien sûr, je comprends...
- Non non vraiment, on est très content de votre travail, mais on a décidé de faire mieux...
- Mieux ? Ah ben c'est super alors, vous allez faire quoi ?
- On va simplement doubler la ligne de production. On sait qu'elle marche, on sait la gérer, on sait combien elle coûte, alors on double le coût et on double la production... c'est pas malin, ça ?
- Ah oui, Monsieur le Directeur, ça c'est très malin. Eh bien merci pour cette belle leçon d'optimisation !
- À l'occasion, venez nous voir quand la nouvelle ligne sera en place !
- Oui, merci, je n'y manquerai pas...
Bien sûr, je ne suis pas retourné dans cette Usine, mais je n'étais pas fâché pour autant... voilà les enfants, ma première expérience d'optimisation.
- Mais Père Costard, c'est un échec total, votre histoire ?
- Mais non, les enfants, j'ai encore appris là un truc très important : quand on n'a qu'un mois pour prendre une décision très importante, c'est pas la peine d'essayer de faire le mariole. On fait ce qu'on sait faire voilà tout. Et on reste dans la course. En gros, ils ont préféré un "tiens !" à deux "tu l'auras"... Ce n'est pas à moi de leur jeter la première pierre !
- Bonne nuit Père Costard !
- Bonne nuit les enfants, et qu'elle vous porte conseil...