dimanche

La Visite

Nouvelle de JC CULIOLI

J’étais déjà très en retard. J'avais commis l'erreur de ne pas sortir avant la nuit.

Ils m'avaient dit de venir à huit heures, et comme d'habitude, je m’étais perdu dans les ruelles non éclairées du village. Il devait être environ neuf heures et ayant oublié mes lunettes, j'errais, en plissant les yeux, à la recherche d'un indice précis qui me remettrait sur la bonne route. Bien qu'installé ici depuis deux semaines, je n'avais pas encore cet instinct automatique des courbes et des reliefs de terrain qui permet de se déplacer sans même y penser. Les rues, désertes et mal éclairées, me semblaient toutes étrangères. Parfois, m'approchant d'une maison pour essayer d'y reconnaître celle dans laquelle j'avais été invité, je réveillait les chiens et ceux-ci se jetaient furieusement contre la balustrade, me faisant comprendre qu'ici, j’étais bien un étranger. Dans mon emportement contre moi-même et dans mes efforts pour reconnaître un chemin que j'avais déjà fait souvent en plein jour, je ne la remarquai pas tout de suite.

Elle se tenait pourtant bien visible, juste devant moi, et je failli même la bousculer en avançant vers elle. D'une voix cristalline, elle me demanda, sans aucune introduction
- Vous êtes le nouveau médecin ?
Dans la pénombre, je ne la distinguais pas très bien. Elle portait un châle sombre et une jupe plissée. De longs cheveux blonds descendaient jusqu’à sa taille. Je ne pris pas le temps de l'examiner. À la fois surpris de rencontrer âme qui vive à cette heure ou les paysans sont blottis bien au chaud et content de savoir que j'allais enfin pouvoir me réchauffer d'ici peu, j’acquiesçais brièvement et la priait de m'indiquer la maison du notaire, où j’étais attendu depuis bientôt une heure. Je la vis esquisser un sourire et je remarquai ses yeux clairs, presque fluorescents, qui brillaient comme ceux d'un chat.

D'un pas aérien, elle m'emmena, par un dédale que je ne connaissais pas, devant la maison, s'appuya au gros chêne et dit, d'un air enjoué
- C'est là. Bonne soirée, docteur !
J’examinais la grande bâtisse austère et quand je voulu la remercier de m'avoir si vite conduit à mon but, je m’aperçu qu'elle avait disparu. Je me promis d'essayer de la revoir, mais j'étais pressé, je n'avais plus le temps de rêver.
Ayant gravi les quelques marches du perron, je cognai à la porte et madame Champfour, la femme du notaire, vint m'ouvrir. J'expliquai mon retard qu’intérieurement je ne regrettais pas, par une visite de dernière minute et j'appris que mon prédécesseur était lui aussi, coutumier du fait.
- Pensez donc, m'avait dit le notaire, avec un seul docteur pour toute la
vallée, vous n'allez pas chômer !

La salle de séjour, meublée en copies d'ancien, ne me disait rien qui vaille. Une désagréable impression de froideur, soulignée par la robe grise de mon hôtesse et le manque général de lumière, commença à m'envahir. Un couple d’endimanchés se tenait auprès de la cheminée, seule source de chaleur humaine.
Je reconnus l'un de mes patients, un marchand de vin rougeaud, bâti comme un cheval. Sa moustache épaisse et grisonnante cachait entièrement ses lèvres et je me souvins que j'avais eu, au cours d'une consultation mémorable, beaucoup de difficultés à comprendre son patois. Celle que je présumais être son épouse présentait quelques signes légers de la maladie de Parkinson. Elle remuait la tête en permanence, comme si elle avait décidé, une fois pour toute, de nier tout ce qu'elle entendrait.

On me proposa un alcool du pays, une sorte d'armagnac au goût de terre, brûlant comme un tison ardent, et je me sentis rougir, ayant quelque difficulté à l'avaler sans penser qu'il devait sûrement contenir quelques traces d'alcool méthylique. Je fus effaré par la rapidité avec laquelle le notaire et le marchand de vin vidaient leurs verres, et j'eus peur que l'on m'en proposa un autre. Heureusement, le soufflé ne pouvait plus attendre et je fus installé entre les deux dames de la soirée. J'étais assis en bout de table, comme si je devais présider ce dîner alors que, de plus en plus, je m'y sentais étranger. En face de moi, au dessus de la cheminée, je remarquai une peinture d'autant mieux placée au-dessus de ce feu accueillant qu'elle détonnait complètement avec le reste de l'ameublement.

Je cru un instant qu'il s'agissait d'un Renoir mais l'idée même qu'un Renoir habitât cette maison me paraissait saugrenue. Un notaire de province, fut-il riche et bien conseillé ne pouvait s'offrir une telle merveille. N'ayant pas mes lunettes, je devais probablement embellir le tableau plus que je ne le voyais. Mes hôtes et leurs invités étaient plongés dans une discussion où je n'avais que faire, sinon acquiescer parfois d'un air entendu aux dires appuyés du notaire ou sourire poliment aux plaisanteries gaillardes de son beau-frère, le marchand de vin. Je profitai d'une conversation un peu plus mouvementée pour aller chercher moi-même un cendrier de bronze qui se trouvait, entre deux affreuses porcelaines, sur le marbre de la cheminée.

Je voulais voir ce tableau de plus près. L’épouse du marchand de vin, toujours
aussi dénégatrice, semblait me dire de ne pas regarder ce tableau, ou peut-être
de ne pas fumer, tout simplement. J'approchai de la toile, fasciné à l'avance de ce que j'allai y voir de mes yeux de myope, et je failli laisser échapper le lourd cendrier quand je reconnu la fille qui m'avait indiqué le chemin de la maison. Les mêmes yeux de chat, la même fluorescence du regard, la même désinvolture de princesse des rues. Le même châle et la même jupe plissée aussi.

Jamais je n'avais vu une toile d'aussi belle facture. Où étais-je ?
Que venait faire une peinture aussi divine dans cet intérieur quelconque et ennuyeux ? Il fallait que je regagne ma place au plus vite, ne serait-ce que pour m’asseoir - car je tremblais - et pour penser un peu.

La conversation s’étendait en longueur sur le conseiller général et ses frasques parisiennes, sur le cours des terres dans la région et aussi sur la santé des vieux du village. Je fus pris à parti par le notaire qui me conseilla finaudement de ne pas trop faire durer certains patients agés dont je m'occupais.
- Vous savez, docteur, il y des limites a tout, même à un contrat en viager !
Les rires du marchand de vin me semblaient dérisoires, d'autant que je connaissais l'état avancé de sa cirrhose. Faisant contre mauvaise fortune, bon coeur, j'affichais un sourire compréhensif derrière lequel je cachais mes pensées les plus folles. Qui est cette fille ? Comment un tableau aussi superbe pouvait-il être en possession de mains si scélérates ? J’étais la sans y être, essayant de reconstituer la coïncidence qui m'avait amené ici. Une jeune fille aux yeux verts m'avait conduit à une autre jeune fille aux yeux verts qui lui ressemblait comme une soeur. Je devais être fatigué par mes récentes nuits blanches et cet alcool bizarre ne devait pas y être pour rien non plus.

Bien que ne pouvant distinguer, à cette distance, les détails de la peinture, j'avais l'impression étrange que la jeune inconnue me regardait en souriant.
Je l'entendais me dire
- Bonne soirée, docteur !
et j'en avais des frissons dans le dos. Une envie me traversait l'esprit : détourner la conversation vers ce tableau, faire en sorte que quelqu'un parle de peinture, ou de chat, ou même du cours des oeuvres d'arts. Perdu dans mes pensées, j'eus presque un haut-le-coeur lorsque ma voisine de droite qui était aussi la soeur de mon hôtesse, me prit la main -- la sienne était étonnement ridée et froide -- et me dit tout bas
- docteur, arrêtez de fixer ce portrait !

Elle avait deviné mon manège et semblait s'en inquiéter. Je lui fis immédiatement part de ma myopie, précisant que je regarde souvent dans le vague pour mieux suivre les conversations, arguant aussi du fait que compte tenu du manque de luminosité, je ne voyais pas grand chose. Elle approcha alors de son visage l'une des chandelles qui éclairaient la table et en un éclair je vis chez cette vieille femme les mêmes yeux verts que ceux que je commençais déjà a chérir. Me tournant alors rapidement vers mon hôtesse je réalisai qu'elle aussi avait ces yeux fluorescents qui, même atténués par l’âge conservaient cet air de famille avec la peinture de la cheminée.
L’hôtesse me sourit alors et d'un air profond répondit
a la question que je me posai :
- Vous avez remarqué cette toile ?
C’était notre fille lorsqu'elle avait vingt
ans, c’est-à-dire il y a deux ans. Une très belle fille, n'est-ce pas ?...

Je ne voulais pas croire qu'une telle beauté existât réellement. Pourtant, je savais bien que je l'avais rencontrée moi-même une heure auparavant. Je sentais dans ce portrait une intelligence de coeur, une finesse et peut-être aussi un désespoir presque inhumains, presque impensables. Ce ne pouvait être la fille du notaire ou la nièce du marchand de vin. Je décelais cette pâleur maladive des grands tourmentés que j'avais aussi senti chez mon guide nocturne.

Cette beauté morbide me fascinait et je n'osais demander ou se trouvait
actuellement la fille de la maison, me réjouissant de n'avoir pas tout perdu de
ma soirée et sachant que je l'avais rencontrée moi-même, sur mon chemin,
comme par hasard. J'eus peur un instant qu'elle ne leur dise un jour la cause réelle de mon retard. Elle avait bien dû se rendre compte que je m'étais perdu. Je me dis qu'elle ne devait, de toute façon, pas parler beaucoup avec eux, et j'imaginais le fossé qui devait séparer cette enfant pure de ses ridicules parents. Je n'avais qu'une envie, prendre congé et rejoindre la jeune fille aux yeux verts. Mais la conversation ne se prêtait pas à mon départ. On me demanda mon avis sur de nombreuses choses. Un parisien devait tout de même avoir quelques idées politiques. Un médecin devait sûrement s'y connaître en bons vins. Il fallait absolument que je connaisse les gens du village et l'on se faisait un plaisir de m'expliquer les relations cachées du pharmacien et de la libraire. On se faisait un devoir de m'avertir que le sacristain avait probablement plus besoin que nous «d’aller à confesse... ». On n'osait même pas me parler, mais on le faisait tout de même, du Jérémie, un vieux fou, probablement, qui n'avait jamais plus dit bonjour à personne depuis que son chat avait été retrouvé noyé dans un ruisseau - c’était d'ailleurs un chat qui réveillait tous les chiens du quartier. J'entendais tout cela sans y prêter une attention réelle. Seuls mes sourires forces et mes bâillements retenus à grand peine auraient pu faire comprendre à mes hôtes qu'ils m’exaspéraient. Je préférais de loin mes braves paysans de patients dont je savais qu'ils ne venaient me voir qu'en dernière extrémité, lorsque l’épuisement de celui qui n'a pas le temps d'être malade est a son comble. Le regard que ces gens portaient sur mes malades héroïques me laissait de glace. Pendant ce martyre de courtoisie que j'endurais, j'entendais la jeune fille aux yeux verts me glisser, en riant,
- Bonne soirée, docteur !
Comment tenir plus longtemps ? Je n’en pouvais plus.
Un appel téléphonique me sauva. Une urgence. Je me sentis libéré d'un grand poids. J'allais enfin retourner à mon sacerdoce chéri et essayer d'oublier ces conversations oiseuses.

On me passa le combiné téléphonique et j'entendis une voix de femme qui me semblait familière m'annoncer qu'un chat gris aux yeux verts était mourant. Un médecin de campagne fait parfois office de vétérinaire, dans ces contrées reculées. La semaine
précédente, j'avais été appelé deux fois pour un vêlage. Je décidai donc d'y
aller, me disant que cela valait tout de même mieux que de rester dans cet
intérieur malsain pour entendre tout le mal que ces notables pensaient de
leurs concitoyens. Je demandai donc l'adresse et, à ma surprise, on me
raccrocha au nez. Immédiatement, je compris que la voix de femme était celle de
la fille de la maison, que, m'ayant pris en pitié, elle avait décidé de me
sortir de cette "bonne soirée" par ce stratagème audacieux et que je ne devais
pas laisser échapper cette chance. Je pouvais donc prendre congé au plus vite.
Brûlant de la revoir, je présentais rapidement mes excuses et je constatais que
mon départ précipité ne dérangeait en rien mes hôtes. Madame Champfour me
raccompagna donc à la porte, suivie de sa sœur, toujours aussi tremblotante.
Je les remerciais sincèrement pour leur hospitalité qui n'avait été - au fond -
gâchée que par la bêtise de leurs deux maris.

La pensée de la jeune fille aux yeux de chat ne m'ayant pas quittée, j'eus
cette phrase malheureuse :
- Vous présenterez mes hommages à votre fille que je n'ai pas eu l'heur de
connaître ce soir.
Mon hôtesse me regarda d'un air attendri et me dit :
- Mais docteur, notre fille est morte il y a bientôt un an !


JC CULIOLI, 1990