lundi

Les Colliers-Machine

Nouvelle de JC CULIOLI
Regardez ces spécimens anciens... Nous ne savons pas encore
précisément comment ils sont apparus, mais un beau jour...
Ecoutez-moi bien... Je crois que cela a commencé dans l'esprit
d'un de ces savants démiurges qu'ils appelaient eux-mêmes des
"informaticiens". Vous savez, ceux qui ont voulu créer des
machines à l'image de l'homme. Ces machines si sûres, si rapides
et bientôt si indispensables... Enfin, nous verrons plus loin...
Oui, c'était au départ un mathématicien qui trouvait que les
équations manquaient de vie, de relief. Il décida de construire
une machine pour, tout d'abord résoudre, puis comprendre, enfin
créer de nouvelles équations, toujours plus complexes. Oh, vous
me direz que Pascal, un de nos lointains ancêtres, un primitif
persuadé de l'existence de Dieu (une sorte de "sur-être",
enfin... un concept dont notre connaissance moderne a prouvé
qu'il était inadéquat...), avait inventé (et nous la verrons dans
la prochaine salle) une machine - qui vous fera rire, sans doute,
par sa simplicité - permettant d'exécuter facilement quelques
opérations basiques comme l'addition et la multiplication. Oui...
je comprends que vous ayez quelques difficultés à me suivre, car
la science de ces - appelons-les des hommes si vous voulez -
était très pauvre. Mais je reviendrai là-dessus aussi, si cela
vous intéresse... Toujours est-il que c'est un mathématicien un
peu plus "évolué" que les autres - là encore, sachez que la
notion d'évolution reste encore peu attestée - qui décida
d'inscrire dans la réalité, la matière dont nous sommes tous
faits, le non-esprit, une certaine forme de "logique", que nous
qualifierons aussi d'"humaine", même si cela ne recouvre qu'une
part inférieure et primitive de ce qu'est l'Homme...

Ces préliminaires étant posés, je vous prie d'envisager cette
nouvelle pièce... Voilà, vous êtes ici dans une salle qui a été
entièrement construite suivant les introspections souterraines
de cette cité-musée. Il s'agit d'une sorte de caverne climatisée
dans laquelle les habitants de la ville venaient s'"instruire" -
pardonnez-le mot, une fois de plus, notre science manque de
vocabulaire pour toute cette époque encore assez mal étudiée de
l'ère secondaire de l'humanité - en se servant - le croirez-
vous... Je crois qu'il vous faudra un très gros effort
d'imagination, mais aussi de mansuétude à l'égard de nos ancêtres
qui ont beaucoup souffert de conditions climatiques difficiles...
Oui ? Oh, pardon, excusez mes digressions saugrenues - pure
déformation professionnelle, je le crains... Je poursuis... Alors
donc, ces premiers êtres humains venaient... s'"instruire" en
dialoguant avec des machines dont vous voyez quelques exemplaires
exposés ici. Tout d'abord à votre gauche, la fameuse machine de
Pascal, retrouvée - presque entièrement en poudre - environ
trente centimètres plus bas que les autres, ce qui - semble-t-il-
lui confère un âge très légèrement supérieur à celui des autres
ici présentes. On constate néanmoins que cette machine est très
belle, contrairement aux suivantes. Prenez par exemple, ce
cube... L'analyse métallurgique et l'étude des réverbérations
cosmiques indique que les matériaux utilisés étaient les mêmes
que ceux des armes individuelles de l'époque. L'hystérésis de
l'interaction faible entre les diverses parties de ces pièces de
musée a permis de les reconstituer dans leur exact état
d'origine... Une question ? Ah, comment ils s'"instruisaient" ?...

Oui, bien sûr... Eh bien, cela reste un mystère pour nous pour le
moment. La théorie du Professeur Ling - j'ai moi-même eu
l'occasion de la vérifier plusieurs fois dans de nombreuses
fouilles de notre planète - est qu'ils effectuaient de très
nombreux calculs de logique et de mathématique avec ces machines.
Non, ne riez pas, c'est une théorie tout à fait plausible ! C'est
même tout à leur honneur d'avoir construit ces appendices de leur
cerveau afin de mieux comprendre le monde qui les entourait. Je
vous rappelle que c'était une période peu sûre sur le plan
météorologique. De nombreuses famines, des épidémies, des luttes
entre clans. Oui, un mot vous échappe ?... Epidémie ? Ah, c'est
un peu difficile, pardonnez-moi. J'aurais dû faire appel à mon
ami linguiste pour vous éclairer ce mot. D'après des textes à
peine plus anciens que ces fouilles, ce mot veut dire - l'origine
vient d'un pré-langage dénommé le grec, mais cela n'a pas
d'importance ici - "installation" ou "intrusion" d'un élément
étranger dans une population. En fait, il s'agit d'une "maladie"
qui se répand très vite... Et on peut considérer que "maladie"
veut dire, en quelque sorte, un déséquilibre de l'individu, si
vous voulez. En d'autres termes, il s'agit de l'installation d'un
déséquilibre qui entraînait la mort certaine de toute une
population, parfois même d'un clan tout entier... Oui, les
conditions n'étaient pas propices à l'épanouissement du cerveau
de ces hommes... Vous pouvez voir ici que ces machines de calcul
ont progressivement investi toutes les formes de la vie...
L'art... à votre droite, nous avons accroché un de ces colliers
machines. Ici, des spécimens très intéressants de bagues de pieds
et de mains qu'ils portaient en toute circonstance. Là, vous
pouvez voir une de ces machines, probablement portée par un haut
dignitaire, sous forme de couvre-chef. Il s'agit de la voie la
plus achevée de ce type d'appareils, puisqu'ils étaient
directement branchés - nous avons de bonnes raisons de le croire
et vous pourrez le constater par vous-mêmes - sur le cerveau de
celui qui le portait. Oui, vous pouvez toucher, bien sûr. Vous
verrez que c'est extrêmement léger, pas plus de cent grammes.

Pardon ? Ah oui, votre question sur la façon dont ils
s'instruisaient... Oui, alors... toujours selon le Professeur
Ling... ayant construit des machines parlant leur langue et
comprenant leur logique - vous aurez bientôt un cours spécial sur
la logique de ces hommes. Vous verrez que c'est très séduisant,
par bien des aspects... une forme d'art primitif, en quelque
sorte - ils ont tout d'abord vérifié un certain nombre de lois de
leur science Physique (nous en ferons demain une analyse
épistémologique, vous verrez que cela ne manque pas d'intérêt...
L'histoire des idées est toujours pleine d'anecdotes... Et il
faut reconnaître que cette branche-là de notre race est allée
assez loin... je vous mets l'eau à la bouche, n'est-ce pas ?)
Ensuite... ils ont utilisé la force de ces outils pour trier,
classer répertorier la plupart des phénomènes qu'ils pouvaient
mesurer, afin d'effectuer des corrélations, par exemple en socio-
culture, en théorie des langues, en biologie... Ils auraient
d'ailleurs dû en rester là, car tout semble prouver qu'ils se
sont progressivement laissés déborder par ces machines... Oui, je
comprends que cela vous fasse rire, mais c'est plutôt
regrettable, voyez-vous... Ayant câblé une certaine forme de
"logique" et leur langage dans ces machines, ils ont eu l'idée
funeste - vous en conviendrez - de faire résoudre des problèmes
ridiculement faciles (comme, par exemple trouver les branches de
solutions d'une équation différentielle ou que sais-je ...
choisir la meilleure route pour traverser une cité, ou encore
déduire une loi d'un grand nombre d'événements...) Non, je ne
plaisante pas, je vous vous assure, d'ailleurs la suite est pire
encore... Il semble que progressivement, même pour les
"problèmes" de la vie courante - ce que nous appelons des choix
d'ordre zéro - cette branche de l'humanité s'est reposée pour
la "logique" de ces machines... Tenez, on a retrouvé un texte,
une sorte de mode d'emploi qui expliquait comment, grâce à cette
machine-collier que vous voyez ici, déterminer son état de santé
- leur art médical était particulièrement pauvre, il faut
malheureusement le dire, choisir un futur conjoint (j'ai oublié
de vous dire que ces hommes s'établissaient en petites groupes,
qu'ils cassaient souvent, d'ailleurs), gagner à des jeux, choisir
sa nourriture... et j'en passe !...

S'il vous plait, remettez-vous, cessez de vous dissiper !
Je n'ai pas terminé... Même si cela vous fait rire et je ne vous en voudrai par pour Ça, moi-même j'ai souvent été pris de crises de fou-rire inextinguibles, n'oubliez pas que - historiquement - c'est la branche de
l'humanité la plus proche de la nôtre... J'ai déjà invoqué votre
indulgence... Toujours est-il que c'est là que l'on assiste à un
phénomène tout à fait exceptionnel, celui de la régression...
Régression, cela vient d'un autre dialecte, le Latin, et cela
signifie marcher en arrière. Et en effet, leurs cerveaux se sont
mis à ne plus évoluer. Lentement, au début - cela pris quelques
siècles - puis de plus en plus vite, ces hommes se sont mis -
était-ce une forme de paresse ou la preuve que, de toute façon,
ils ne pouvaient plus s'améliorer ? - ils se sont mis... à moins
penser ! Oui, je savais que vous alliez exploser, j'avais préparé
mon petit effet... Ils ont consacré de plus en plus de temps à
interroger leurs machines et ils n'ont pas réalisé alors que ces
machines ne pouvaient pas être plus intelligentes que leurs
créateurs. L'état de leur science aurait pourtant pu leur
permettre de le découvrir... Enfin, on ne refait pas l'histoire,
n'est-ce pas ?...

Le nombre de spécialistes assez doués pour créer des machines de
plus en plus complexes (oui, le mot "complexe" est un peu fort,
mais je me mets à leur place, voyez-vous) diminuant
continuellement, ils sont donc passés par une sorte de palier
dans leur intelligence "mécanique". Et ils se sont donc appauvris
- leur Art en témoigne, puisqu'ils finirent par construire des
machines dont l'objet était justement de créer des oeuvres
d'arts... Un art très stérile... (vous le devinez...) - et rares
sont ceux qui gardèrent une compétence dans les sciences
éternelles comme les Mathématiques ou la Linguistique et
restèrent ainsi à l'abri de ce dépérissement intellectuel. Mais
leur nombre ne fut pas suffisant à pour enrayer le processus. Ces
hommes en vinrent à porter tous sur eux, dès la naissance, une
bague-machine ou un collier-machine, suivant leur rang dans la
société. Certains étaient dotés d'un chapeau-machine, celui que
je vous ai montré tout à l'heure, par exemple. Rapidement
incapables de décider par eux-mêmes ce qu'il devaient faire,
voir, comprendre ou tout simplement aimer, ils tenaient chacun
leur place dans la société, jusqu'à ce que la machine qui leur
était dédiée tombe en panne. Ces pannes, d'ailleurs étaient -
selon le Professeur Ling - programmées suivant une loi
exponentielle décroissante, celle qui - vous le savez autant moi
- modélise les phénomènes de décroissance des populations de
particules radioactives... D'ailleurs, quand j'y pense, le
parallèle est frappant...

Oui ?... Après ?... Et bien, non, ils étaient, c'est vrai, assez
primitifs, mais ils ne tuaient pas immédiatement ceux dont la
machine était déclarée en panne. Dans un sens, c'était encore
plus cruel... Ces humains au cerveau réduit avaient aussi leur
place dans la société, dans des sortes de réserves de plaisir,
qui servaient en fait de banques d'organes vivants et en bonne
santé pour ceux - parmi les autres - qui seraient sujets à des
accidents. Oui, tout cela est moins drôle, n'est-ce pas ?...

Heureusement, je vous rassure tout de suite, cette lente agonie
de l'esprit humain a été écourtée par un gigantesque orage
magnétique qui a transformé, en quelques heures, toutes ces
fameuses machines en objets curieux et inertes... Une année suffit
alors aux épidémies dont je vous parlais tout à l'heure pour
balayer... Comment ?... Bien, j'en vois qui s'impatientent...
Ah ! Je m'en doutais, il est l'heure du goûter, petits affamés
que vous êtes... Eh bien mes enfants, je vous remercie de votre
attention... et je vous retrouve tout à l'heure pour le cours
d'Astronomie Galactique comparative. Nous finirons cette anecdote plus tard...

JC CULIOLI, 1989