mardi

La Faucheuse

Nouvelle de JC CULIOLI
Il est dix-huit heures et c’est l’hiver. Il fait donc déjà une nuit glaciale et l’homme s’avance rapidement dans un blouson de cuir sombre, emmitouflé dans une écharpe noire. Il s’appelle Dédé. Il porte un sac de sport en bandoulière. Ses baskets sont neuves. Il marche d’un pas souple et affiche un air déterminé et passe-partout à la fois. Il doit avoir une trentaine d’années. Il se fond complètement dans la masse des gens qui sortent des bureaux à cette heure là. Quand il s’arrête devant la porte cochère du 8 avenue des Rameaux, personne ne le remarque. Personne ne remarque non plus qu’il n’entre pas en tapant le code de l’interphone, mais simplement avec une clé de facteur, ces clés qui permettent à tous les colporteurs de rentrer dans ces immeubles cossus interdits par décision de syndic, au colportages en tous genres. Impossible de le remarquer. Il va bien trop vite : dès qu’il se présente devant l’interphone, la clé est enfoncée, tournée, la porte s’ouvre et il s’engouffre dans l’entrée sombre. Il n’allume pas la lumière. Il préfère s’imprégner de l’odeur et du souffle de l’immeuble pendant quelques secondes. Ensuite, il s’allume une cigarette et passe rapidement le briquet devant les étiquettes des boîtes aux lettres. Troisième étage gauche, Madame Veuve Faucheux. C’est là qu’il veut aller, Dédé. Il grimpe un demi-étage puis allume la lumière. Il monte tranquillement deux étages et attend que la minuterie s’éteigne. Il lui reste 10 marches jusqu’à l’appartement de Madame Faucheux. Il les gravit en silence, presque en apnée. Il écoute le moindre bruit. La télé. On n’entend que la télé dans ces immeubles calmes, en fin de journée. Pas d’enfants. Les jeunes couples avec bébés sont trop pauvres pour habiter par ici. A contrario, les habitants d’ici sont assez riches pour intéresser l’homme au blouson et au sac de sport. Madame Faucheux n’est sûrement pas fauchée, se dit Dédé en rigolant. Et apparemment, elle aime bien « Questions pour un Champion ». Tant mieux, je vais rentrer sans la déranger... si elle ne me dérange pas...
Il sort une minuscule lampe de poche qu’il accroche au revers du blouson. Serrure trois points, modèle Fichet année 87. Probablement la date de la mort de son mari. Le paillasson est très poussiéreux mais pas sale : donc, pas de femme de ménage. La vieille est sûrement trop pingre pour s’en offrir une. Et trop invalide pour entretenir son paillasson. Elle reçoit peu de visites : il a plu toute cette semaine et le moindre visiteur aurait dû laisser un peu de boue. Sans parler des crottes de chiens. Bref, on va ouvrir ça sans bruit, et on verra bien à l’intérieur.
Il commence par la bonne vieille technique de la carte de crédit : on la glisse entre l’embrasure et le penne, et la porte s’ouvre. Pas de chance, ici il faudra trouver autre chose, maugrée-t-il. Il faut que je sorte mon parapluie. Il dégaine alors d’un petit étui pendant à sa ceinture un outil universel pour serrurier : une clé à billes programmable.
Il l’enfonce dans la serrure, appuie sur quelques picots bien choisis et sent tout de suite que la serrure répond. Et voilà, se dit-il, avec Dédé, c’est pas compliqué ! Avec une précision de démineur, il tourne complètement la clé et entre-ouvre la porte sur quelques centimètres. La chaîne de sécurité laisse entendre un bruit faible, un très léger cliquetis. Il sort de sa poche arrière une pince longue et coupe net l’un des maillons. La télévision est trop forte pour que Mme Faucheux entende quoi que ce soit. La porte vient d’offrir sa dernière résistance. Il l’ouvre suffisamment pour renter dans couloir qui n’est pas éclairé et se colle au mur. Il referme tranquillement la porte. Tout cela a pris moins d’une minute.
Il ne reste plus qu’à visiter. Par ici, M’sieurs Dames, pense-t-il. Devant lui, une vieille horloge à l’arrêt indiquant minuit. Bigre, il se fait tard, rigole-t-il intérieurement. La vieille pourrait quand même remonter son horloge ! Bref, à droite, la cuisine, à gauche, le salon, avec une porte vitrée de laquelle il peut voir Mme Faucheux de dos, toute à son émission télévisée. Au fond, apparemment une chambre. Quelle odeur de moisi ! La vieille pourrait aérer un peu ! Déjà, ces vieux immeubles sentent le pipi mais alors ici, c’est un comble. Et c’est d’un poussiéreux ! Les araignées doivent se sentir bien, ici. Par terre, quelques crottes de rats. Décidément, elle est bien accueillante, la Faucheux.

Laissant la cuisine sur sa droite, il avance doucement vers la chambre. Rien d’intéressant. Un lit poussiéreux, rien sous le matelas ; une copie de commode ancienne bourrée de tissus troués, une penderie pleine de robes noires. Des jeux de cartes usées : des tarots, principalement. Tiens, la vieille dit la bonne aventure. Elle doit être pleine aux as, mais sa cachette n’est pas là.
Il rebrousse chemin et jette un oeil à travers la porte vitrée. La Faucheux lui tourne le dos, vêtue d’une large robe noire, enfoncée dans un fauteuil rouge sans âge, affublée d’un chapeau en laine grise, la tête légèrement penchée en avant. Il ne voit pas ses mains recroquevillées ni rien d’autre d’ailleurs, à part deux énormes couettes grises qui pendent de chaque côté de la tête. Le salon est en fait assez petit : en face, deux fenêtres donnant sur la rue. Sur la droite un canapé moderne des années soixante, en skie granuleux gris, et tubes de métal noir, recouvert d’une couverture verte à liserais marron. À gauche, un vaisselier Henri II, décoré d’une multitude de bibelots inutiles.

Hum, se dit-il, le magot n’est pas dans la chambre, essayons quand même la cuisine. On ne sait jamais. La cuisine ! Une horreur ! La vieille n’a pas fait la vaisselle depuis au moins une semaine. De la moisissure partout, des épluchures pourries, du papier journal gras par-terre. Mon Dieu, mais Dédé t’es dingue de travailler dans des conditions pareilles ! Même s’il y a des bifetons par ici, je ne vais pas les trouver dans cette crasse et ils vont dater de l’ancien franc. Par acquis de conscience il ouvre successivement deux tiroirs grinçants et trouve finalement un beau et vieux rouleau à pâtisserie en bois comme on en faisait au début du XXième siècle. Après tout, ça, cela va peut-être me servir, il va bien falloir l’approcher la Faucheux ! Si elle bouge un poil de moustache, boum !

Il retourne dans le couloir, la main crispée sur le rondin de bois. Allez œil de lynx, mate partout et trouves-le, le magot ! Il regarde tranquillement par la vitre – pas très propre d’ailleurs – de la porte fermée. Ah ça y est ! Sur le buffet Henri II, une petite coiffeuse portative, sorte de boîte à bijou avec miroir. Je veux ce truc ! Pour cela, il faut en quelques secondes ouvrir la porte, se jeter sur la boîte à bijoux, l’emporter sous le bras, repasser par les deux portes et dévaler l’escalier. Le temps que la vieille lâche son dentier, je serai dans la rue.

Sage précaution, il laisse la porte du couloir entre-ouverte. Ah, j’ai une question ! Et si je l’assommais dès que je rentre dans le salon ? Non, c’est pas nécessaire, et je suis capable de la tuer d’une pichenette. Trop risqué ? Serial tueur de mémés, c’est pas mon « business model ». Je fais simple : j’ouvre, je prends la boîte à bonbons, à moi l’oseille, et je me tire !

Il saisit la poignée de la porte de la main gauche, l’actionne, retient sa respiration, et pousse doucement. La porte ne s’ouvre pas. Coincée… Il a toujours son arme en bois dans la main droite, mais la transpiration perle sur son front. L’odeur nauséabonde de moisi commence aussi à l’incommoder fortement. Et toujours cette émission de télé tonitruante et la vieille qui ne bouge pas, comme hypnotisée par le présentateur. Pour la première fois de sa vie, Dédé n’est pas à son aise. Pourtant il en a vu d’autres. Son cœur bat la chamade, mais ce n’est quand même pas la première fois qu’une petite poussée d’adrénaline lui fait un peu trembler les mains. Il se met à en rigoler intérieurement : alors, elle te fait peur, la Faucheux, ducon ?

Cette fois , il s’arc-boute en posant les genoux contre le bas de la porte, pendant qu’avec la main gauche il tire vers le haut la poignée. Et tout se joue en un éclair : la porte cède brusquement en grinçant, Dédé tombe presque en avant, la vieille a un sursaut comme si elle était poussé par le courant d’air, et lui, complètement paniqué lui assène un grand coup de gourdin vers le haut. La tête de Madame Faucheux telle un ballon creux s’envole sous le choc et tournoie avant de retomber, à moitié mangée par les rats, les yeux vides tournés vers lui. Elle était morte. Le sang de Dédé se glace. Il ressent un poids très lourd au niveau de l’estomac puis une douleur brûlante qui paralyse son bras gauche. Il respire avec peine l’air infect de l’appartement, ses jambes chancellent et il s’effondre, à deux pas du crâne décharné.




JC CULIOLI 2007.