Il le fallait. Je n'avais pas le choix. Ma vie en dépendait.
Je frappai à cette porte, espérant malgré moi qu'il n'entende pas. Un beuglement sourd me fit comprendre qu'il m'attendait. À peine avais-je poussé cette porte qui s'ouvrait sur mon malheur, qu'une odeur épaisse m'envahit. Une odeur âcre que je n'oublierai jamais. À demi-asphyxié, je fis, hagard, quelques pas à l'intérieur, recherchant un soutien contre l'un des murs poisseux. Je ne savais comment j'allais l'aborder. Il avait une grosse tête allongée et des bras immenses. Ses yeux noirs, exorbités, semblaient vouloir m'assommer tellement il était clair que je venais de déranger son sommeil épais. Ses arcades sourcilières et son maxillaire inférieur étaient horriblement proéminents. Je devinais ses os épais et ses dents de brute.
Essayer de lui parler était au-dessus de mes forces. Je tentai quelque chose,
mais seul un petit cri plaintif s'échappa de ma gorge serrée. Je ruisselais de sueur et j'avais soif. Mes membres tremblaient et je sentais mon cœur s'emballer d'une panique incontrôlable. Un flot de sang bouillant venait battre mes tempes, rythmant les images troublées que mon inconscient déversait dans mes yeux fiévreux.
Craignant d'effectuer des mouvements trop brusques, je restai sur place, attendant qu'il bouge pour m'enfuir au plus vite. Mais j'étais paralysé.
Il se mit à faire de grands bonds dans toute la pièce. Il était partout à la fois. Je ne cessais de me retourner pour le suivre des yeux. J'observais son manège sachant qu'à tout moment, il pouvait se jeter sur moi. Avec ce qu'il me restait de conscience, j'essayais de réfléchir à ma fuite. Deux fenêtres dans le fond de la pièce. Fermées, malheureusement. Pas le temps de les ouvrir. La porte, entrebâillée, derrière moi. Seule issue quand je n'y tiendrais plus.
Il fit, autour de moi, des cercles de plus en plus éloignés, cognant parfois - visiblement sans douleur - les murs gris. S'aidant de ses longs bras velus, il faisait des bonds qui le rendaient encore plus impressionnant. Avec cette chaleur malodorante et toute cette
activité, l'atmosphère commençait à devenir étouffante.
Je ne respirais presque plus. J’étais complètement oppressé.
Soudain, il se figea. Il me fixa quelques secondes d'un rictus
carnassier qui en disait long. Il s'installa dans un coin de la pièce et se
mit à uriner, tournant la tête de temps à autre pour me
lancer des regards menaçants. Il fit de même à chacun des
trois autres coins.
Ce fut le déclic. J'étais au centre de son territoire, prisonnier
de ma peur et de cette odeur épaisse. On m'avait décrit ce qui se
passerait ensuite. J'allais être mangé tout cru !
Je me mis à pousser de petits cris de terreur et commençai
à reculer à petits pas mal assurés. Surtout ne pas tomber,
sinon il se jetterait sur moi et ma peau ne vaudrait plus
cher... Il me barra la route de la porte et, se levant de
tout son long, martela bruyamment sa vaste poitrine. Des
coups sourds qui résonnent encore dans ma tête. Cela dura
plusieurs minutes, jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Je
me mis à courir dans la pièce. En avant, en arrière, à
gauche, à droite, sans arrêt. Je ne me contrôlais plus.
Surpris, il pencha la tête de côté et commença à la
gratter nerveusement. Un nuage d'insectes en sortit. En
même temps, il cognait machinalement le sol, comme s'il
essayait de comprendre mon comportement. Je commençais à
m'essouffler. Je voulais attirer son attention vers une
des fenêtres et m'échapper par la porte. Mais il ne me
quittait pas de ses yeux immenses et sombres.
Soudain, j'entendis trois coups secs et la porte s'ouvrit
complètement. D'un pas léger, elle entra. Elle était
jeune, fraîche et désirable. Mon sang ne fit qu'un tour :
lui laisser cette proie en pâture et m'enfuir ! Moins
inquiète que moi, elle alla innocemment au-devant de lui
et émit quelques sons inaudibles. Il ricana, se pourléchant les babines.
Il salivait bruyamment. Il sauta à une hauteur prodigieuse et s'accrocha
à une poutre, d'une seule main. Son rugissement caverneux se fit alors
entendre. La pauvre enfant resta pétrifiée sur place. Elle
savait ce qui l'attendait, et moi aussi. Comme elle
commençait à pleurer, il se jeta sur elle de tout son
poids. Ils s'écroulèrent ensemble et ce qui s'ensuivit, je
ne peux le décrire, tellement j'en fus dégoûté. Peu de
temps après, il la laissa partir, satisfait. Elle détala
en hurlant. Je décidai alors de rester et d'affronter la
bête, fut-ce au prix de mon existence. Je pris une
profonde respiration, sans plus faire attention à cette
odeur moite et oppressante. Je combattis bec et ongle : je
frappais le sol du pied, montrais les dents en proférant des
paroles insensées, gesticulais dans tous les sens, le
rendant fou par mon activité, je faisais mine de partir
lentement puis de revenir encore plus vite. Il essaya de
suivre tous mes mouvements mais sa grande carcasse ne
pouvait être aussi agile que la mienne. Il prit un projectile
et essaya de me le lancer. Je l'esquivai facilement,
accompagnant mon geste d'un ricanement de hyène. Je
sentais que la situation allait se retourner à mon
avantage. Un morceau de bois traînait là. Je lui jetai à
la tête. Ce n'était qu'un fétu de paille pour
lui. Pourtant, ébranlé par mon manège, il prit peur. Touché en plein front,
il pâlit. Il s'assit, immobile et surpris. Il était atteint.
Il était temps pour moi de fondre sur lui avec la volonté
de l'aigle et la violence du guépard, criant, meuglant, glapissant et
tournoyant. La violence de mon attaque l'effara. Il prit vraiment peur,
d’une peur panique, et se réfugia en rampant, courbé, dans le
coin le plus sombre de la pièce. J'avais gagné. J'allais
tranquillement uriner à chacun des trois autres coins,
pendant qu'il griffonnait des ronds sur le sol, faisant
mine de ne rien voir. Il ne voulait pas perdre la face.
Quand j'eus terminé, il se leva, fit rouler ses yeux
noirs, montra son imposante dentition, avança un bras vers
moi et me lança, comme à regret :
- Votre projet est accepté, cher ami.
Ce fut le plus beau jour de ma vie.
JC CULIOLI 1987