vendredi

Les Arcanes ou la vraie Vie

Nouvelle de JC CULIOLI
"Prenez les arcanes dans la main droite et battez-les de la
droite vers la gauche, en essayant de ne penser à rien de
précis..."

C'est amusant, se dit-il, comme j'arrive facilement à ne
penser à rien de précis ! J'en viens à oublier la question que
je voudrais poser. À quoi bon poser une question que je suis
capable d'oublier ? Est-ce une question si fondamentale si
elle ne me tourmente même pas quand je bats les cartes ? Ou
peut-être me tourmente-t-elle au point de me faire m'oublier moi-même ? À moins que celui qui bat et celui qui s'interroge
ne soient pas la même personne ?

Machinalement, il pose le paquet de cartes qu'il vient de
battre et en tire une.

"La Roue de Fortune renversée annonce un voyage retardé ou
annulé, un danger d'accident lors d'un déplacement, des ennuis
dans le travail ou un manque d'argent, une situation très
instable".

Me voilà fixé, se dit-il. À quoi bon se tirer les cartes quand
on est un amateur ? Tout cela, je le sais déjà et cela me
paraît encore plus sombre maintenant que je ne suis plus le
seul à le savoir. Poursuivons, buvons la coupe jusqu'à la lie,
nous la remplirons à nouveau...

Le deuxième arcane tiré est alors l'Amoureux. Ca y est ! Me
voilà. Mon arcane. Celui qui régit ma vie. Celui qui provient
de l'addition théosophique de ma date de naissance et des lettres de mon nom.
Je n'ai pas encore posé de question et me voilà déjà sur le tapis.

"Si le consultant sort souvent cette carte, il peut être
amené à exercer deux activités parallèles aussi importantes
l'une que l'autre."

Quelles sont mes activités parallèles et si importantes et
pourquoi ne pourrais-je, comme les autres, vivre pleinement
une vie unique ? Pourquoi serais-je tiraillé entre
deux moi-mêmes ? "Connais-toi toi-même", dit le philosophe.
Comment me connaître si chacun d'entre-moi regarde l'autre
sans le comprendre ? J'ai bien souvent cherché chez d'autres
le regard que je me refuse. Même les arcanes m'abandonnent et
me prennent pour un doublon.

Il cherche fébrilement dans son Tarot de Marseille si une signification particulière a pu lui échapper.

"La Roue de Fortune renversée associée à l'Amoureux signifie
parfois une situation sentimentale fausse."

Voilà, on trouve ce que l'on cherche. C'était la dernière pièce du puzzle. Ou la première ? Il me reste à trouver la question que j'ai voulu poser et maintenant que j'ai la réponse, je pourrai dormir...

Il se sert un verre de Bourbon et se met à songer. Situation sentimentale fausse... La bonne blague ! De quelle situation peut-il s'agir ? J'en ai vécu des
centaines, toutes plus fausses les unes que les autres, toutes plus sordides avec leur "happy ending" à faire pleurer de honte, avec leurs compromissions malsaines, avec leurs rires et leurs larmes mélangées. Chaque fois, l'un était heureux, l'autre pas. Je ne parle pas de l'Autre, de l'être vivant qui servait de partenaire dans cette parodie de bonheur à deux. Je parle de l'un et de l'autre moi-même.
Le Social, lui, se réjouissait d'un rien, d'une pécadille, d'un sourire de femme,
du regard des autres. Le Personnel, lui, s'ennuyait à mourir pendant les interminables embrassades, pendant les danses trop longues, pendant les discussions trop plates. Il arrivait même à gâcher complètement le bonheur de l'autre Autre, par son manque de patience et son insupportable rigueur.

Ainsi va la vie à deux ! Qui croirait que c'est une affaire à trois pour être
heureux à deux ? À quatre, qui sait ? Rares sont celles qui eurent la finesse de le comprendre ! Rares sont celles qui n'ont pas souffert de cette lutte dont elles n'imaginaient pas la violence... Au dehors, un regard fier, gagneur, un peu cynique, un peu doux, mélange subtil de l'un et de l'autre. Un humour un peu noir, un peu stéréotypé, un peu trop fin et rarement adapté à l'auditoire. Un caractère flegmatique semblant considérer du même oeil les événements les plus gais et les plus dramatiques. Un regard tourné autant vers l'intérieur que vers le monde. Des pleurs et des rires parfois inattendus suivant que l'on croit avoir affaire à une machine
bien huilée et sans sentiments ou à un être désespéré incapable de distance. Un individu prévisible et surprenant à la fois. Comment s'étonner que cela n'ait
jamais marché pleinement, la main dans la main, le regard dans
le regard, la vie dans la vie... Combien aurais-je voulu Lui
dire : "quand tu me regardes, c'est lui que tu vois. Si je
t'aime, c'est à peine s'il doit te trouver supportable. S'il
t'aime, ne vois-tu pas que je te hais ?" Essayez d'expliquer
cela à quelqu'un de sensé ! Seule une femme duale pourrait le
concevoir et encore faudrait-il que chacune d'Elle-même
convienne à chacun de moi-même ! Et pourtant... "cogito ergo
sum". Je suis donc celui qui pense et celui qui est pensé. Le
Moi et la Chose, le Personnel et le Social, le tout et la
partie, le programmeur et la machine, le décorateur et le
meuble inerte, l'Amoureux de lui-même et celui des autres, le
fumeur buveur qui veut oublier et le sportif actif qui veut se
dépenser. Il reste songeur et s'allume une cigarette.

Ca y est, je tiens ma question. Les arcanes doivent me
répondre, cette fois, sans me renvoyer mon double. Serai-je
toujours seul dans ma double vie ? Formerai-je un jour un tre
unique et plein ? Vivrai-je assez vieux pour tre unique,
enfin réconcilié avec moi-m me ? Il rebat les arcanes en ne
songeant à rien de précis, cette fois avec un peu plus de
difficulté, mais empreint du désir de savoir ce que la
fatalité lui réserve. Il étale les arcanes et se met à
hésiter. Deux cartes l'attirent. Il ferme les yeux et en
retourne une...

"Le Mat part en voyage, erre à travers le monde à la
recherche de la Vérité et de l'Unité, chargé encore des
attributs de la dualité humaine... il a tout compris, il a
tout en main, mais il est incapable de faire la synthèse.
Comme cette lame peut prendre toutes les formes, il faut la
regarder avec les cartes qui l'entourent."

Il regarde la carte, perplexe. Un homme jeune, à la barbe
couleur chair, porte un chapeau qui ressemble à celui des
jongleurs ou des fous du Moyen Age, jaune avec une boule
rouge. Dans la main gauche, il porte un léger fardeau de
couleur chair au bout d'un bâton blanc. Lequel est celui qui
porte et lequel est le fardeau ? Lequel est le jongleur et
lequel est le fou ? Il décide de retourner l'autre carte.
Après tout, il la voulait aussi...

"L'Arcane sans Nom : un squelette, de profil, regarde vers la
gauche. Il ne porte qu'un linge collant sur les os et un
bonnet, tous deux de couleur chair. Il ressemble à la Camarde
du Moyen Age. Un pied s'appuie sur une tête d'enfant, l'autre
est enfoncé dans le sol noir. Au sol, des pieds et des mains
coupés, une tête couronnée, deux os blancs, et des touffes
d'herbe bleues et jaunes. Cet arcane oeuvre à contre-temps, à
contre-courant, vers une dimension étrangère à notre monde. La
tradition voit dans cette carte un symbole de réincarnation,
de triomphe de la vie sur la mort. Cet arcane ne symbolise pas
précisémént le fait de mourir, mais plutôt une sorte de mort.
Avec cette Lame Majeure, entre en action une grande loi de
l'Univers visible : la loi de Transformation. Elle signifie la
fin d'un cycle, elle est le symbole d'une âme qui sommeille,
plongée dans le doute, pour un temps plus ou moins long. Celui
qui tire cette carte en position forte ne peut plus vivre
comme avant, il doit changer radicalement sa façon de vivre."

Voilà qui me semble bien clair et bien trouble à la fois.
Suis-je prêt à changer ma vie ? Suis-je vraiment si concerné
par ces sornettes, et en quoi répondent-elles à ma question ?
Bouleversé, je veux bien l'être mais resterai-je doublement
seul ou simplement diverti par une vie nouvelle, et pour
combien de temps ? Qui me promet que je ne perdrai pas ma
lucidité avec ma dualité ? Mes deux moi-mêmes ne veulent être
lésés ni l'un ni l'autre. Comment les concilier sans perdre
mon identité ? Il se souvient alors que le Mat s'interprête
avec les Lames qui l'entourent.

"Avec l'Arcane sans Nom, le Mat peut signifier, sur le plan
spirituel, une forme de mort de la personnalité voulue et
acceptée."

Il faudra donc choisir qui de toi ou de moi doit mourir, mon cher double ! Ces interprétations ne me conviennent pas totalement, se dit-il, mais je sens que je ne suis pas si loin de la vérité. Il y aura mort, c'est sûr, mais pas totale. Je ne peux vivre physiquement si une partie de moi-même doit mourir, fût-ce spirituellement. Je dois donc trouver une demi-mort pour chacune de mes aspirations, pour chaque autre moi-même. Pensif, il décide de noter ses deux derniers tirages puis se demande s'ils ne sont pas, en fait, corrélés par autre chose que leur succession temporelle. La solution se trouve peut-être dans l'addition théosophique ?
Les nombres associés aux deux premières cartes sont X pour la Roue de Fortune, VI
pour l'Amoureux et XIII pour l'Arcane sans Nom. Le Mat ne compte pas puisque c'est la vingt-deuxième carte. Au total, j'obtiens vingt-neuf. Je retire vingt-deux et il reste sept. C'est le Chariot...

"Un homme jeune, au regard tourné vers la droite, se tient
debout sur un char en forme d'autel cubique, au bord jaune, au
socle et aux roues couleur chair. Sur le char, un blason porte
les lettres S et M, initiales du Souffre et du Mercure,
éléments à la base du Grand Oeuvre des alchimistes... Les deux
chevaux qui tirent le char, rouge à droite, bleu à gauche,
sont reliés par une selle commune, blanche, flanquée d'éperons
blancs. Ils ont l'air de se diriger dans deux directions
opposées, mais leurs yeux sont tournés vers la droite, comme
ceux du conducteur. Lame de lutte et de triomphe dans la
lutte. Tous les symboles tendent à l'équilibre, mais dans le
mouvement. Celui qui sort cette carte peut et doit retenir ses
passions pour mieux les exploiter. Cette lame est celle de la
mémoire, de la tradition, elle aide ceux qui cherchent dans le
passé pour agir dans l'avenir."

La mémoire, le passé ! Moi qui ne me souviens jamais de rien ! Moi qui dois tout noter et ne vis que dans le présent ! Que penser de cette dernière trouvaille ? Il reste bercé par ces nouvelles pensées. Mémoire, noter, passé, lutte, équilibre, demi-mort, action, alchimie, Grand Oeuvre, mouvement, jongleur, fou du roi, double, unique, voyages, changements, activités parallèles, transformation.

Il regarde à nouveau les cinq Lames qu'il a tirées. Il les trouve soudain très belles, riches en symboles, en couleurs et en idées, en énergie. Il se les décrit mentalement et s'aperçoit qu'il est calme, en paix avec lui-même et son
double, il constate que l'esthète Social et le mystique Personnel sont en harmonie. L'un découvre un plaisir sensuel inconnu et l'autre s'abîme dans une pensée symbolique sans limite. Le calme et la jouissance de l'instant l'envahissent.

La révélation vient d'avoir lieu : il sera alchimiste.

JC CULIOLI 1988