jeudi

Miracle Mathématique

Nouvelle de JC CULIOLI







Maximilien Lefort est bien connu pour ses innombrables publications en géométrie analytique, en théorie des équations différentielles, et plus récemment, pour ses nombreux apports à l'Ecole Française de Théorie des Nombres.

Membre de l'Académie des Sciences, Professeur au Collège de France, Président d'honneur de la Faculté des Sciences Catholiques, c'est un homme comblé.

Pourtant, il prend de l'âge et commence à devenir un peu
difficile pour son entourage. Son épouse, Jeanne Lefort,
connue pour son livre courageux : "Vivre heureuse avec un
mathématicien", n'a cessé, pendant des années, de le soutenir
moralement dans ses efforts. Elle craint un peu, actuellement,
que son mari ne "s'en aille de la tête". En effet, depuis
bientôt six mois, Maximilien Lefort s'est reclus dans leur
petite maison de campagne du Loir-et-Cher, s'attelant, malgré
sa constitution faiblissante, à la démonstration du théorème
le plus coriace jamais énoncé.

Il faudrait d'ailleurs plutôt dire "conjecture" et non "théorème"
car des générations entières de cerveaux se sont consacrées
- pour l'instant sans résultats - à démontrer cette proposition
émise comme une évidence par le grand Fermat :

"Les équations en nombres entiers du type X^n + Y^n = Z^n
n'admettent pas de solution pour n plus grand que 2"

Jeanne Lefort, dont la culture scientifique n'est pas ridicule,
se rappela que le théorème de Pythagore (qui exprime la
longueur de l'hypothénuse d'un triangle rectangle en fonction
des longueurs des deux autres côtés) donne de nombreuses
solutions quand n vaut 2. Par exemple, le triplet (X,Y,Z) peut
valoir (3,4,5) ou (5,12,13). Jeanne se rappelait que cette
propriété était même utilisée par les géomètres grecs pour
réaliser des angles droits. En revanche, pour n égal à 3, elle
ne trouvait pas d'exemple, et pour cause...

Faisant à haute voix cette remarque anodine mais peu courante
pour une femme au foyer, elle se fit clouer sur place par un
"Je sais ma bonne amie, veuillez me laisser en paix". Dire
qu'avant, se disait-elle, chacune de mes remarques sensées
appelait plutôt un "vous êtes une perle rare, ma bonne amie !".

Maximilien, donc, à la recherche d'une gloire finale, éternelle
et définitive avant sa mort, avait décidé de s'isoler et de
résoudre dût-il en mourir, cet étonnant casse-tête.

Très croyant, il priait Dieu très souvent, de lui donner
l'inspiration et le courage de poursuivre. La difficulté de la
tâche était telle que seul un miracle pouvait faire quelque
chose. Personne, à l'époque ne pouvait imaginer les
conséquences de cette toquade subite d'un vieux mathématicien
pour un théorème qui occupe environ deux mille spécialistes
dans le monde.

Beaucoup de ses anciens amis du groupe Bourbaki vinrent visiter
Maximilien. Les uns pour l'encourager, les autres pour lui dire
gentiment de renoncer avec modestie : il n'avait plus ni la santé,
ni la vivacité de ses quarante ans : il valait peut-être mieux
laisser ce travail difficile à la génération montante.
Certains lui parlèrent de son épouse effondrée. D'autres sans
tact firent remarquer que la théorie des nombres n'est pas
une discipline noble pour Bourbaki. Quelques uns, reconnaissant
bien le phénomène obsessionnel de toute recherche, proposaient de
l'aider, à temps perdu.

Maximilien les chassa tous, sans discernement, les accusant de
lui faire perdre les dernières heures qui lui restaient, en
verbiages superflus et conseils mesquins. C'était donc seul
qu'il voulait combattre, s'acharnant nuit et jour sur cette
démonstration qui lui résistait toujours, comme une vieille
porte close.

Bien sûr ses amis de bon sens finirent par avoir raison :
Maximilien tomba malade. Sa femme, affolée, tenta de le faire
hospitaliser. En vain ! Jugé sain d'esprit par d'éminents
psychiâtres mais sérieusement atteint sur le plan cardiaque,
on ne fit que lui conseiller le repos. "Je me reposerai plus
tard, quand j'aurai trouvé", disait-il parfois distraitement,
alors que tout le monde s'était résigné à ne plus le
contredire.

Comment cette petite histoire est venue aux média, je ne m'en
souviens pas. Je crois seulement qu'un vieux rival de
Maximilien, se délectant d'une situation aussi ridicule finit
par téléphoner au Monde, pour leur page spécialisée. On
pouvait y lire, dans un court entrefilet, que l'on
s'inquiétait beaucoup, dans les milieux scientifiques, de la
santé du Professeur Lefort. On y citait aussi rapidement le
théorème de Fermat avec deux fautes typographiques, ce qui
rendait l'énoncé incompréhensible. Ces deux fautes furent
heureusement corrigées dans l'édition du soir, mais l'ensemble
de la presse parisienne reprit l'article dans son intégralité
originale et ainsi, plusieurs centaines de milliers d'énoncés
faux du théorème de Fermat furent publiés...

Cela n'avait, a priori, pas d'importance, puisque le public
n'avait juste retenu que l'histoire héroïque de ce mathématicien
malade qui s'attaquait au théorème le plus difficile des
mathématiques.

Pendant ce temps, soutenu par quelques amis fidèles, Maximilien
n'avançait pas. Après avoir tenté plusieurs pistes dont celle
citée par Fermat, ou plutôt griffonée en marge du jugement
- car il était juriste - d'un procès soporifique auquel il avait
dû assister, Maximilien comprit que sans Dieu, il ne pourrait
rien trouver avant sa mort. Il se mit donc à prier de plus belle,
mélangeant imprécations, supplications et formules mathématiques.
Son entourage - il parlait avec Dieu à haute voix - n'osant se
résoudre à le prendre pour fou, était de plus en plus consterné.

Soudain, et c'est là que tout le monde fut surpris, il
fut pris d'une transe, resta coi pendant quelques secondes,
poussa un "Yaouh !" juvénile, bondit du lit sur sa chaise,
saisit le stylo que son cardiologue tenait distraitement entre
les doigts et commença à rédiger d'une main qu'on ne lui
connaissait plus si alerte, LA démonstration. À chaque ligne,
il poussait un petit cri de joie qui ressemblait à "merci mon
Dieu", en donnant de grands coups de pied dans sa chaise.

Personne n'osait bouger. Chacun avait le sentiment de
participer à quelque chose de grand, et tout le monde sursauta
quand, la démonstration finie, Maximilien planta le stylo dans
la table en disant : "maintenant, je peux mourir, grâce à
Dieu, je suis le plus grand mathématicien de tous les temps".
Il s'endormit alors, mais il était toujours vivant.

La nouvelle ne se fit pas attendre : "Miracle dans le Loir et
Cher" titrait le Parisien Libéré ; en cinquième page du Monde,
un article de l'éminent professeur Schtrass exposait la
méthode tout à fait originale de Maximilien. Il concluait par
les mots : "l'argument utilisé est divin !" ; dans un
journal catholique, on pouvait lire l'"interview" d'un
physicien très connu expliquant en détail comment la prière
l'avait souvent aidé dans ses recherches sur l'atome. Le
Vatican, dont on sait qu'il est gouverné par un homme cultivé
et épris de science ouvrit un dossier pour statuer sur
l'authenticité du miracle, car Maximilien avait déclaré à la
presse : "j'ai vu Dieu. Il a inscrit l'idée de la
démonstration sur un immense tableau noir et il m'a dit :
maintenant, à toi mon fils !".

L'événement défraya donc la chronique religieuse, scientifique
et même politique - on se fit un devoir et un honneur de
rappeler que Maximilien avait été gaulliste, on le fit
Commandeur de la Légion d'Honneur.

Alors vint l'offensive de l'étranger.

Du Japon, d'Union Soviétique, et même d'Angleterre, ce qui n'est pas surprenant, un courrier abondant arrivait à Maximilien
- trop fatigué pour le lire - et aux rédacteurs en chef - souvent incapables de le comprendre. Des lettres d'injures, de félicitations, des
centaines de démonstrations fondées sur la même idée, que
chacun prétendait avoir faites plus tôt, témoins à l'appui. Il
est probable que le brillant Fermat se serait donné la peine
de démontrer son théorème s'il avait su qu'une telle tempête
se déclencherait autour d'un simple résultat qu'il qualifiait
lui-même de "facile"...

Le miracle, enfin, fut homologué. Maximilien pouvait mourir
serein, et il ne se fit pas prier. Devant l'importance de la
découverte pour les mathématiques, une commission spéciale de
l'Académie des Sciences fit une analyse très complète de la
démonstration. Des spécialistes renommés traversèrent
l'Atlantique. Deux dissidents soviétiques purent quitter la
Sibérie pour assister au mini-symposium hâtivement organisé par
la Société Mathématique de France.

Une semaine suffit à peine aux esprits les plus clairs pour
comprendre que l'on pouvait interprêter de diverses façons la
démonstration de Maximilien. Quelques détracteurs prétendaient
ne pas comprendre certains passages, pourtant d'une simplicité
biblique. Le doute, vraisemblablement inspiré par le désir de
nuire, envahit quelques participants. Un esprit pervers et
malveillant proposa de chercher dans l'idée de départ, l'idée Divine,
la faille que certains craignaient.

Une journée tumultueuse et mémorable aboutit à la certitude
d'abord isolée, puis grandissante, enfin unanime que l'idée
de départ, admise par tout le monde comme d'inspiration
divine, n'était hélas pas "humainement logique"...
On parla même - horreur - d'indécidabilité !

À la satisfaction de la rigueur retrouvée, succèda une
angoisse terrible. On venait de découvrir la chose la plus
inimaginable qui soit :

Dieu n'est pas bon en mathématiques !


JC CULIOLI 1987