samedi

La carte de visite


J'étais allé à ce congrès de Minneapolis où la crème des mathématiciens se réunit tous les trois ans. Bien que basé aux Etats-unis, j'avais dû supporter un "jet-lag" d'au moins trois heures, et je n'étais pas très frais ce matin-là. Evidemment ces infatigables organisateurs américains avaient programmé la première conférence à huit heures, et j'étais complètement épuisé avant même d'avoir lu le premier transparent ou entendu la première blague de démarrage du premier exposé. Je ne fis donc que rentrer et sortir de la salle, la tête vaseuse et la bouche pâteuse, à la recherche d'une cafetière. C'était une erreur d'avoir sauté le petit déjeuner. Je le regrettais amèrement, jusqu'à ce qu'il me tende sa carte de visite au moment où je tendais moi-même le bras vers un de leurs thermos marqués au nom de l'Hotel, Hilton ou Marriott, je ne me souviens plus.


Machinalement, je pris la carte, marmonai un truc comme : "désolé je n'ai plus de carte, j'ai changé de service", et me servai un café. Au fur et à mesure que les vapeurs des bières de la veille commençaient à être remplacées par celle de ce pur java corsé délavé dans vingt litres d'eau oxygénée, je commençais à réaliser qu'il me parlait. Sans arrêt. Sans ponctuation et sans respiration. Ce gars-là pouvait s'exprimer en apnée pendant au moins deux minutes d'affilée. Un phénomène. J'étais tombé sur un psychopathe. Ce genre de gars qui ne remarque même pas que vous ne l'écoutez pas. Un prodige qui est capable de répéter sa propre histoire sans s'ennuyer lui-même, et sans même s'imaginer que l'on ne puisse pas l'écouter.


Cela faisait moins d'un quart d'heure qu'il me racontait sa vie. J'en savais déjà tellement et je pouvais imaginer le reste. Garçon unique d'une portée de 6 enfants. Il avait cinq soeurs, et chacune avait son histoire, ses divorces, ses enfants. Lui, il vivait seul près de Boston, et enseignait dans une micro-université dont je n'avais jamais entendu parler. Son domaine de prédilection avait failli me faire éclater de rire : il se passionnait pour les fonctions sinus et cosinus et collectionnait leurs propriétés comme d'autres collectionnent les timbres.
Et il parlait, mon Dieu, il parlait sans cesse, sautant du coq à l'âne entre ses affaires de famille, son goût pour la chasse à l'arc avec ses amis du collège, et ses cours de maths élémentaires et amusantes. Je ne dirais pas qu'il était inintéressant ni qu'il alignait des stupidités. Non, il était juste incapable de s'apercevoir qu'il ne m'intéressait pas. Ce genre de type est persuadé que tu serais prêt à payer pour l'écouter raconter sa vie. Ou alors il croit que tu vas lui épargner des frais de psychanalyste. Ou simplement il n'arrive plus à fermer le robinet. Le joint est cassé, cela goutte tout le temps et c'est sur moi que c'est tombé... la fuite infernale.
Je ne sais plus comment je m'en suis débarrassé. J'imagine qu'il m'a fallu lui avouer que, contre toute attente, j'étais japonais et ne comprenais pas l'anglais. Ou peut-être ai-je utilisé cet autre stratagème dont j'ai le secret : après avoir habilement, à son insu, mis dans mon oreille un morceau de mie de pain gris, je déclarai en m'exprimant de façon saccadée et à peine audible que j'étais déficient auditif. Quoi qu'il en soit, cela avait marché, j'avais pu prendre congé sans qu'il proteste ni qu'il me suive. Quelle satisfaction ! Je passais le reste de la conférence dans un état d'euphorie bien légitime, en évitant de le croiser. J'avais échappé avec brio au pire des facheux que j'avais rencontré dans ma vie.

Au moment de repartir de la conférence deux jours plus tard, j'attendais tranquillement la navette qui devait m'emmener à l'aéroport. Je rêvassais aux différents exposés que j'avais suivis, mon regard se perdait sur ces grands arbres qui entouraient l'hôtel. J'avais aussi une pensée de regret pour cette après-midi sur le lac avec les autres chercheurs. Un moment paisible, intime et convivial. J'étais donc dans un état plutôt béat. Sans réaliser que cet état est aussi un état d'extrême fragilité. Lorsqu'elle m'a adressé la parole, j'ai commis l'erreur de lui répondre immédiatement, sans réfléchir. Comment ai-je pu être aussi idiot ! Elle avait une voix insupportable, pourtant. Très haut perchée et presque sans intonation. Elle enseignait dans une école secondaire mais avait soumis un dossier à quatorze universités pour devenir assistant-professeur. Le plus étonnant, c'est qu'elle m'en a donné la liste complète, ainsi que la liste de tous ses contacts dans ces prestigieux endroits, puis la liste de ses différents travaux, sur les fonctions infiniment différentiables, et la liste de tous ses petits copains depuis le baccalauréat, et enfin la liste des raisons pour lesquelles elle était heureuse d'être américaine, puis la liste de toutes les marques de chewing-gums et de dentifrice qu'elle connaissait. J'ai cru mourir sur place. Au moment où la navette est arrivée, j'ai réalisé que nous allions tous les deux prendre le même avion pour Pittsburgh et que j'aurai l'occasion de passer au moins cinq bonnes heures avec cette créature un peu surdimensionnée à plusieurs points de vue.

Mon sang ne fit qu'un tour. Je ne pouvais pas prendre cette navette. Mais j'étais persuadé que si je retardais mon départ, elle en ferait autant. Il ne restait qu'une seule issue. Je prétextais devoir soudain récupérer un livre indispensable prêté à un éminent collègue. Cela ne pouvait attendre,et cela expliquait largement que je ne prendrais pas la navette qui allait partir dans peu de temps. En revanche, j'avais été charmé de partager avec elle la liste de ses intérêts et de ses passions intellectuelles, ainsi que de ses animaux préférés. Quel dommage. Il fallait absolument l'on se revoie. J'habitais justement la banlieue de Boston, comme elle, et nous avions tant de choses à nous raconter. Il fallait absolument que nous gardions contact. Je lui donnais immédiatement la carte que j'avais gardée par hasard dans ma poche depuis le début de la conférence. Ravie de cette prise, elle s'est engouffrée dans le minibus et je suis resté sur le trottoir.

Le minibus est parti et j'ai esquissé un au-revoir de la main.
Et je me suis surpris à rire nerveusement comme si j'avais dégringolé tout un escalier sans une seule égratignure.

Bien sûr, j'avais raté mon avion, mais j'avais la satisfaction d'avoir un peu aidé deux destinées exceptionnelles à se rencontrer. Je regrette simplement une chose : je ne saurai jamais s'ils ont fait des enfants.