mardi

Le Contrat - III

Le Contrat III  Nouvelle de JC CULIOLI Ainsi, il y six mois environ, le jour où j'ai rencontré Doral pour la première fois, je me suis senti coincé et l'Organisation le savait bien. Je venais de découvrir que je
ne m'appartenais, en fait, pas du tout. Je croyais, en toute
modestie être un demi-dieu particulièrement bien adapté à la
société. Je venais d'apprendre que je n'étais que le produit
d'un système, d'un ensemble de situations qui n'avaient
jamais dépendu de moi et qu'aussi loin que je pouvais
chercher en moi-même, je ne trouverais aucune trace de ma
propre identité qui n'ait été savamment programmée dans le
but que l'on voulait me faire jouer. Je n'étais qu'un
instrument parvenu à son état d'achèvement dont le créateur
et propriétaire comptait se servir abondamment dans ses buts
propres. Moi, une machine !
Jamais mon libre-arbitre, mon auto-satisfaction, mon orgueil
et ma lucidité n'avaient été autant mis en détresse.

Le jour qui suivit cette rencontre dramatique, cette séance
initiatique avec ce Méphisto de Doral, je n'ai fait que
ressasser cette histoire, m'emmêlant dans tous les fils de
cette toile d'araignée, allant jusqu'à me demander si tel ou
tel commerçant avec lequel j'avais sympathisé, si cet autre
pompiste qui m'avait si souvent dépanné, si cet ami roumain
qui joue avec moi aux échecs par correspondance, si tous ces
gens étaient eux-aussi pilotés par l'Organisation. Pendant
cette tentative d'introspection fébrile et paranoïaque où je craignais que mes souvenirs ne soient tous que des leçons apprises et non des périodes véritablement vécues et choisies de ma vie, j'essayais de distinguer quelles étaient les valeurs qui me semblaient personnelles, par rapport à celles de mes amis, collègues et camarades de promotion ou celles de ceux qui m'entouraient depuis mon enfance. Je voulais discerner clairement les principes que l'on m'avait inculqués, non de force mais insidieusement. Il me fallait découvrir
exactement ce qu'il pouvait y avoir d'original en moi par
rapport à la mécanique bien huilée que je devais être selon
les plans de l'Organisation. "Personne n'est parfait, et en
aucun cas une machine humaine", me répétais-je souvent. Je
devais déceler, fût-ce à la loupe, ce petit grain de sable
qu'était ma liberté intérieure, mon réel jardin secret -
s'il y en avait un - et qu'il faudrait agrandir au plus vite
pour retrouver ce que j'aurais dû être si l'Organisation ne
s'était aussi charitablement occupée de mon sort.

Au bout de quelques jours pendant lesquels je fus autorisé à sortir pour me dégourdir les jambes, ce qui me fit un bien inestimable, je commençai à reprendre un peu mes esprits. Je me dis assez vite que ce qui était véritablement caractéristique de mon moi intérieur se trouvait probablement dans ce que mes rares amis sincères – par opposition à mes nombreuses relations professionnelles - devaient aimer chez moi. Frédéric avait toujours été un interlocuteur privilégié pour moi. Je me rappelais nos nombreuses discussions sur l'histoire des sciences, nos longues balades en forêt et aussi notre amour commun pour le roi des jeux, les échecs. Il était clair que l'histoire des sciences n'avait aucun intérêt pour l'Organisation. Un homme politique un peu trop cultivé ferait même un très mauvais homme de main. Mon goût pour les mathématiques venait sans doute des excellents cours de Renard, mais je me doutais que si l'on m'avait appris l'algèbre, l'analyse et la géométrie, ce n'était que pour faire de moi une bonne bête à concours. Une fois le concours passé, tout cela non plus ne pouvait servir l'Organisation. Je me doutais que Jean-Jacques avait essayé de faire de moi plus qu'un robot capable de résoudre des problèmes. Il n'avait jamais cessé de me pousser à aller plus loin, à poser les vraies questions, celles qui différencient l'élève appliqué du chercheur en herbe. Ce cher Jean-Jacques en avait fait plus qu'il n'était prévu dans son contrat. Il devait m'apprendre les mathématiques ; il me les avait fait aimer...
Enfin, le fait d'être bilingue me satisfaisait pleinement
car j'avais été, dès mon plus jeune âge, attiré par la
civilisation anglo-saxonne. Annie y avait été pour quelque
chose, et là aussi, bien plus qu'il n'était strictement nécessaire. Mon rêve d'enfant sage - c'était aussi celui de
Frédéric - était d'aller faire de la recherche au MIT, université réputée de la côte-est des Etats-Unis. Cela ne
pouvait être le rêve de l'Organisation...

C'était donc, en fait, une séquence d'évènements extérieurs
à mes aspirations qui m'avaient fait choisir la fonction
publique et décider de me lancer dans la politique. Même en
économie, seules les grandes théories m'intéressaient et pas toujours leur application. Je conclus donc de tous ces faits que - sur le plan intellectuel - je m'appartenais complètement.

Même si j'avais réussi de façon tout à fait naturelle à être
un bon élève pour l'Organisation, ce n'était dû qu'à mes
exceptionnelles - il n'était plus question d'être modeste, à
ce moment-là - capacités d'adaptation...

Je décidai donc de réclamer à Maître Gautier - qui me
demanda d'ailleurs si c'était vraiment le moment, l'imbécile
- un certain nombre d'ouvrages que j'avais dû délaisser trop
longtemps dans des cartons au profit du Droit Civil et des
manuels de l'Inspection des Finances. J'en entrepris une
relecture avide, essayant de retrouver ainsi les enthousiasmes que j'y avais formé lors des mes premières lectures. Ces enthousiasmes-là m'appartenaient, je le savais.

Restaient les autres aspects de ma personnalité, et en particulier l'ambition que l'on m'avait inculquée. Toujours plus haut, toujours plus loin. Travailleur acharné et efficace, aucun poste, aucune charge ne me semblait inaccessible. Sans cesse mû par le désir de mieux "faire tourner" les équipes, de gagner du temps sur le temps, ma carrière s'annonçait fort belle. Dans chacune de mes fonctions, j'inquiétais les petits chefs et attirais la sympathie des grands. Je galvanisais, autour de moi, des subalternes immédiatement dévoués qui découvraient pour la première fois de leur vie un chef n'hésitant pas à trier les photocopies, à offrir un café ou même à proposer des stages de formation... Je ne m'embarrassais pas non plus de détours
inutiles lorsque je voulais être compris, ni de barrières
hiérarchiques ou administratives s'il fallait défendre l'un
de mes employés. Mon ambition n'était pas celle du "jeune
cadre aux dents longues" ou celle du "porteur de
serviette"... C'était plus un désir profond de mieux faire
tourner la machine, de faire avancer les choses, sans jamais
rien laisser dans l'ombre, sans jamais oublier les qualités
et les performances de ceux qui voulaient bien me suivre. Je
communiquais à tous une certaine fierté de travailler avec
moi, pour un but commun qui devait nous dépasser tous
ensemble et nous aspirer vers le haut...

Devais-je renier cette ambition et cet orgueil de "gagneur" qui me caractérisaient ? C'était justement ce mélange d'idéalisme et de vanité qui m'avait attiré sur les pentes dangereuses du pouvoir. Or, en analysant de plus près ce qui stimulait mes collègues du Ministère, je me rendis compte que rares étaient ceux qui étaient parvenus à ces postes pour mieux gérer le "bien public". La plupart mettaient leur ambition et leurs désirs à des endroits de satisfaction
immédiate et matérielle. J'avais toujours vécu heureux sans
faire la moindre entorse à une certaine probité qui m'était
plus naturelle que réfléchie. Contrairement à certains de
mes camarades, je n'avais pas eu besoin de passe-droits
(bien sûr, puisque l'Organisation s'en était parfois chargée
pour moi) ni de compromissions. En quelque sorte, je m'étais
cru "élu" ou, en tout cas, "protégé" par une sorte de bonne
étoile qui m'avait toujours écarté des tentations malsaines. Maintenant qu'il fallait payer le prix de cette ambition toujours raisonnablement satisfaite sans me salir les mains, je sentais que je serais incapable de franchir cette frontière de cristal qui sépare ceux qui croient à une justice immanente et bienveillante de ceux qui sacrifient leur honnêteté intellectuelle à leurs intérêts immédiats.

Mon ambition, donc, pouvait peut-être se reconvertir dans un
domaine plus souterrain, dans une certaine forme d'humanisme personnel, quitte à devoir rembourser pas mal de mes dettes à cette fameuse bonne étoile. Mais je ne voulais pas rembourser dans les termes du contrat que l'Organisation avait écrit unilatéralement. Il n'était pas question de rentrer dans leur jeu.