mercredi

Le Contrat - IV (fin)

Le Contrat IV  Nouvelle de JC CULIOLI (...)
Pendant quelques heures, le lendemain du jour où Doral était venu m'ouvrir les yeux, des bouffées de vengeance m'avaient obscurci l'esprit. J'aurais pu accepter le contrat, me montrer parfaitement efficace et dévoué, tenir scrupuleusement des dossiers sur toutes les malversations que l'on m'ordonnerait, établir des fiches précises sur les membres de l'organisation, leurs habitudes et leurs travers, les séduire un à un et les manipuler lentement jusqu'à conquérir, avec le temps et mon professionnalisme, la tête de l'Organisation et la décimer systématiquement par le haut, concevant cette fois moi-même les scandales qui auraient fait tomber Lapeyre, Doral et tous ces politiciens véreux. Je savais que j'en étais capable. Mais en avais-je vraiment envie ? Ce long travail de sape ne m'intéressait pas. Tous ces hommes d'argent et de combines me dégoûtaient. Que de temps perdu pour de si noirs desseins ! Quelle impression aurais-je eu, à l'issue de cette monstrueuse mascarade qui m'aurait pris plusieurs années de mensonges ? Pourtant, il me semblait ne pas y avoir d'autre alternative si je ne voulais pas passer de longues années en prison pour un homicide que je n'avais pas commis.

Comme je commençais à me reconstruire sur des bases qui me
semblaient - cette fois - inébranlables, une certitude naissait lentement en moi. J'avais une bonne étoile et celle là, personne ne pourrait me l'enlever. Cette bonne étoile, c'était mon sens aigu de la psychologie humaine. Les élections approchaient. Mes "amis" politiques n'avaient pas besoin de ce scandale et encore moins d'un rebondissement supplémentaire. L'Organisation, quant à elle, voulait à tout prix me convaincre au plus vite. Elle me trouvait inconsidérément patient. Doral venait, chaque semaine, "prendre ma température". Je le recevais fort courtoisement, comme si je n'allais pas tarder à céder. Pourtant, je ne cédais pas. Je répondais toujours non, ajoutant avec humour des choses comme "remerciez bien l'Organisation pour moi, au plaisir, apportez-moi des oranges la prochaine fois..."

Doral sentait que quelque chose ne tournait pas rond dans
son plan si bien préparé. Je n'avais pas un comportement "normal". J'aurais dû, soit me morfondre, me lamenter, supplier Doral, harceler Gautier, me débattre, soit craquer nerveusement, accepter tout, honorer vilement le contrat et me féliciter de ce cauchemar terminé. Non, au lieu de ces deux attitudes prévisibles, les seules attitudes logiques, je prenais la situation avec désinvolture. Je n'étais pas celui que l'on croyait. Ma motivation n'était ni le pouvoir ni l'argent. Mon ambition était ailleurs. J'étais ailleurs. Rien ne pouvait m'atteindre réellement. Un stoïcisme naturel se développait chez moi, au même rythme que j'entraînais mon corps, matin et soir, pour conserver tous mes atouts.

Plus les jours passaient, plus je me sentais fort dans ma situation de victime qui n'a rien à se reprocher. Mon procès avait été programmé pour deux mois avant les élections. On en parlait à peine dans les journaux. Maître Gautier
m'assurait, dans son ignorance bonhomme, que je ferais - au plus - deux ans de prison... Je lui glissais en plaisantant que je n'étais pas à deux ans près, puisque, de toute façon, ma carrière et ma vie étaient ruinées. Mais tout cela
n'était qu'une façade. J'avais peur du procès. Je savais qu'il faudrait jouer très serré dans la stratégie que je m'étais fixée pour ce fameux jour. Ni Gautier ni personne, à part mes parents que j'avais dû informer avant pour leur
santé, ne savait ce que je me préparais à faire. J'essayais de me convaincre que j'avais trouvé la seule solution, la troisième voie, celle qui me sortirait à la fois de la prison et des griffes de l'Organisation.

Cette voie était étroite mais praticable. Elle ne fonctionnerait que grâce à mes amis politiques, ceux qui m'avaient si facilement abandonné. Je comptais faire en sorte qu'ils m'abandonnent une seconde fois...

Quand j'y pense maintenant, je me dis que j'aurais pu tenter une grève de la faim ou un faux suicide pour alerter l'opinion publique. Mais ces deux sursauts de l'honnêteté bafouée n'auraient pas résolu tous mes problèmes comme ce que je fis ce fameux jour que je considère comme celui de ma naissance à un nouveau monde. Le jour du grand éclat de rire, de ce rire qui fait encore trembler ceux qui ont voulu me manipuler.

Le jour du procès, à la fin de l'audition des témoins, une audition longue et accablante au cours de laquelle je sus tous les détails qui me manquaient encore, je demandai à prendre la parole. Les jurés me regardaient avec réprobation. L'assassin allait parler. J'entamai alors, sous les yeux éberlués de Maître Gautier, de son collaborateur l'ignoble Doral et des journalistes à sensation présents dans la salle, une auto-critique digne de ce que l'on a pu entendre dans les procès staliniens les plus durs. Nous avions décidé de plaider coupable ? Eh bien, j'avouai tout.

J'avouai même bien plus que ce que les témoins n'avaient pu voir, puisqu'ils n'avaient rien vu... Comble de l'ironie, je les prenais... à témoin. Je me répandais en "Vous pouvez leur demander, Monsieur le Juge..." Ils ne pouvaient qu'acquiescer du regard. Je reconnaissais avoir bu - oh, à peine plus que d'habitude, mais tous les fonctionnaires boivent, n'est-ce pas ? Oui, j'avais renversé l'enfant juste avant qu'il n'atteigne le trottoir. Je l'avais même visé. Pourquoi ces enfants traversent la nationale ? Que font leurs parents ? Ayant pris le barrage pour un contrôle de routine, je jurai mes grands dieux que je l'aurais forcé si j'avais su qu'il m'était destiné. Le public était atterré. Les photographies pleuvaient et j'imaginais déjà les premières pages des journaux. Maître Gautier et Doral voulurent me faire taire, mais le juge me laissa poursuivre et je le remerciai vivement. J'expliquai alors, avec un luxe baroque de détails, comment j'étais rentré à l'Ecole Polytechnique, falsifiant moi-même mes notes de sport, puis comment, à force de persuasion, j'avais acheté un examinateur de l'oral. J'indiquai de quelles manières éhontées je m'étais propulsé alors, du fond du classement à la très honorable quinzième place du classement de sortie, décrochant ainsi une admission sur titre à l'ENA. Enfin, grâce à un très bon ami de mon riche beau-père dont j'avais épousé la fille par ambition, un certain Monsieur Lapeyre, j'avais forcé les
portes du Ministère, à coup de prévarications et de promesses. J'expliquai alors calmement ce que je comptais faire avec mes amis politiques, une fois les élections remportées, mon procès gagné et mon retour au Ministère. À l'horreur, je sentais que succédait progressivement le doute puis une certaine compassion dans le regard des jurés. La séance fut interrompue à la demande de Maître Gautier et l'on eût du mal à interrompre le flot logique et imperturbable de mes aveux.

Les journaux du soir me firent donc l'honneur de leur Une,
ce qui dût plaire à l'Organisation, indirectement mise en cause, et à mes amis politiques. Rapidement un concert de lamentations s'éleva de l'ensemble des institutions pour regretter de n'avoir pas dépisté plus tôt la folie latente de l'inculpé. Maître Gautier voulut me faire examiner par un psychiatre. Je refusai, bien sûr, protestant que je n'étais pas fou et que je me sentais réellement coupable de cet accident. J'avouais ne pas comprendre pourquoi il s'inquiétait puisque j'étais repentant et que, de toute façon, mes amis politiques allaient me sauver...

Je finis par accepter de voir un médecin parce que j'avais -
disais-je - mal à la tête. Un vrai psychiatre - déguisé en
médecin généraliste - dépêché par des amis qui me voulaient
du bien me fit alors une séance complète de tests. Je connaissais parfaitement bien mon corps pour avoir exercé sur lui un contrôle quasi-absolu aussi bien en Karaté qu'au Tir. J'eus donc des "réflexes" considérés comme légèrement pathologiques. D'autre visites furent alors programmées. La conclusion de toutes ces expertises étaient que j'étais probablement un "irresponsable à tendance paranoïde congénitale". Cela me navrait un peu pour mes parents, bien sûr… Le seul détail incompréhensible par ces spécialistes était ce rire saccadé que l'on m'avait toujours connu mais que j'amplifiais parfois jusqu'à le rendre inquiétant. Ce rire
prouvait que je ne simulais pas. Il était clair que l'alcool avait chez moi un effet déclenchant, et c'était d'autant plus juste que personne ne m'avais jamais vu boire. Bien sûr, je m'élevai en faux contre ces expertises, comme tout bon fou doit le faire.

Ainsi, en l'espace de quelques jours, mes amis politiques n'avaient sauvé malgré eux, trop contents qu'ils étaient de me faire passer pour un total irresponsable, même s'ils n'en étaient pas tous convaincus. Quand à l'Organisation, j'étais devenu complètement inutile pour elle : une bonne quinzaine d'années d'investissements s'était envolée en fumée. Qu'allait-on faire de moi ? Je me retrouvai assez vite dans une clinique de repos où je pus, en toute impunité, parfaire ma condition physique et intellectuelle. Bien sûr, j'étais entouré d'"anormaux", mais je découvris que la plupart d'entre eux valaient bien ceux qui les avaient enfermés. Ayant sympathisé avec tout le monde, médecins y compris, je ne tardai pas à sortir de cet univers parallèle, équipé d'un arsenal thérapeutique "préventif" que je jette encore régulièrement à la poubelle.

Doral vint me voir une dernière fois. Je fis ce qu'il fallait pour qu'il comprenne qu'il avait, dès le départ, misé sur un homme au terrain psychologique miné. En bon créateur, il se sentait responsable des imperfections de sa machine. Il avait pensé à tout, mais pas au choc psychologique... Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Peut-être a-t-il d'autres poulains moins fragiles ? Je sais seulement qu'il ne travaille plus avec Maître Gautier.

L'Organisation aurait-elle programmé son accident ?

Ma charmante femme s'est découvert un nouvel amour pour son gentil fou d'époux et elle s'occupe de lui bien plus que lorsqu'il était sain d'esprit. Elle ose même rire avec moi lorsque je me lance dans une crise de fou-rire dont je suis le seul à connaître la cause... Je ne travaille plus. Je me cultive. J'entretiens une correspondance de ministre avec une équipe de recherche du MIT. Ils veulent m'inviter pour l'été prochain. Je continue à jouer aux échecs. Frédéric va bientôt revenir de sa mission en Afrique. Je l'attends avec impatience. Les enfants sont adorables et je passe de nombreuses heures à courir avec eux dans les bois. Mon médecin m'assure que c'est très bon pour ma santé.

Comme je l'écrivais récemment à Annie, je crois que je commence enfin à m'appartenir.

FIN

JC CULIOLI 1990 - 2007