jeudi

Roméo et Juliette

Tableau de Ford Madox Brown
Une grande pièce vide, une chaise sur laquelle est assise Juliette.
Un coussin aux pieds de Juliette. Roméo est à genoux (un seul) sur le coussin. Roméo porte un poignard à la ceinture. Il est en chemise blanche. Juliette porte une superbe robe espagnole. Ils se tiennent les deux mains et se regardent droit dans les yeux.


Roméo (ton très doux) : Je t'aime.

Juliette (" " " ) : Je t'aime.

(Silence. Ils paraissent tous deux entièrement absorbés par leur amour).

Roméo (plus violent) : Je t'aime !

Juliette (même ton) : Je t'aime !

Roméo (ton doux) : Je t'aime.

Juliette (violent) : Je t'aime !

Roméo (doucement, perdu dans l'azur) : Je t'aime.

Juliette (très violent) : Je t'aime !

Roméo (ton très très doux) : Je t'aime.

Juliette (n'y tenant plus) : Oui, mais moi, je t'aime !

Roméo (surpris, un peu moins rêveur) : Bien sûr, moi aussi je t'aime, ma chérie !

Juliette (parodiant Roméo) : "Bien sûr, moi aussi je t'aime, ma chérie !".

Roméo (doucement) : Je ne comprends pas. Tu te moques de moi ?

Juliette (déçue) : Tu ne m'aimes pas comme je t'aime. Cela se voit bien. Aucune conviction dans tes déclarations.

Roméo : Comment ça ? Que veux-tu dire par là ? Tu ne vois pas que je t'aime ? Les choses ne sont-elles pas simples ? Comment le même mot, aimer, peut-il avoir deux sens différents, l'un dans ta bouche que j'adore et un autre dans la mienne ? Je t'aime, voilà tout !

Juliette (faisant la moue) : C'est bien ce que je disais ! Tu "m'aimes-voilà-tout".
Alors que moi, (passionnée) je t'aime ! Tu ne sens pas la différence ? Tu n'es jamais allé au théâtre ?

Roméo (dubitatif) : Non. Il y a une différence ? Je ne veux pas dire que je "t'aime-voilà-tout". (en disant la suite lentement, il lui
secoue doucement les mains) Je dis simplement, franchement, sincèrement, pieusement, que je t'aime...

Juliette (un peu narquoise et "mauvais genre") : Ah ouais ? Je vais croire ça, tu crois ?

Roméo (un peu inquiet) : Je n'ai jamais aimé quelqu'un autant que toi, je...
Juliette (victorieuse) : Je le savais ! Tu compares ! Quand on aime, il n'y a pas de degré, mon grand. On aime ou on n'aime pas ! (amusée) Alors tu m'aimes plus que les autres ?

Roméo (fervent) : Les autres je m'en moque. J'ai tout oublié. Je suis fou de toi ! Je t'ai dans la peau. Je ne vis plus sans toi ! Je t'aimeuuh ! Que veux-tu que je te dise de plus ?

Juliette (narquoise et déçue) : De plus ? Oh rien de plus. Tu en as assez dit. Tu en as même trop dit.

Roméo (effaré et perplexe, puis agacé) : Excuses-moi, mais je ne comprends plus rien. (il retire une main et commence à se gratter la tête) On était là, tranquillement à se dire qu'on s'aimait et tu viens tout foutre en l'air avec des idées saugrenues...
Juliette (vexée) : Saugrenues ? Ah évidement, si tu le prends comme ça, il est clair que tu ne peux pas me comprendre. Je vais essayer de t'expliquer quand même. La passion, ça te dit quelque chose ?

Roméo (rêveur) : Oui, la passion, c'est quand on ne peut plus vivre sans la personne aimée, quand rien n'existe à part elle, quand on se sent transporté dans le ciel à chaque regard, quand...

Juliette (amusée) : Tu ressens ça pour moi en ce moment ?

Roméo (penaud, pudique) : Eh bien, oui, je crois.

Juliette (inquisitrice) : Tu crois ou tu le ressens ?

Roméo (ennuyé, il lui reprend la main) : Ecoute, c'est exactement ce que je ressentais tout à l'heure et j'aimerais bien le ressentir à nouveau. (plus tendre, presque charmeur) Alors, reprenons au début et oublions cette discussion qui ne sert à rien. Ne vois-tu pas que nos paroles nous trompent alors que nos sentiments ne nous trompent pas ? Ne vois-tu pas ma fidélité, n'entends-tu pas mes soupirs ? Ma main ne te serre-t-elle pas avec passion ? À quoi bon épiloguer sur ce que nous vivons ? Vivons-le sans arrière-pensées et ce sera merveilleux !

Juliette (convaincue) : Excuses-moi, mon chéri, je t'en demande peut-être trop. Embrasses-moi, mon amour.

(Ils s'embrassent passionnément)

Roméo (violent) : Je t'aime !

Juliette (violent) : Je t'aime !

Roméo (violent) : Je t'aime !

Juliette (violent) : Je t'aime !

Roméo (doucement, embrassant les mains de Juliette) : Je t'aime...

Juliette (violent) : Je t'aime !

Roméo (ton doux) : Je t'aime.

(léger silence)

Roméo (ton doux) : Je t'aime...

Juliette (très lucide) : Parles-moi des autres.

Roméo : Les autres ? Quels autres ?

Juliette : Celles que tu aimais autant que moi.

Roméo : Mais il n'y en a jamais eu !

Juliette : Si, tu l'as dit, tout-à-l'heure.

Roméo : J'ai dit ça, moi ? Mais non, c'est impossible. Je n'ai jamais aimé quelqu'un comme je t'aime !

Juliette : Alors parles-moi de celles que tu as aimé moins que moi.

Roméo : Mais cela n'a aucun intérêt, voyons. C'est du passé et cela ne sert à rien d'en parler. Ca t'intéresse vraiment ?

Juliette : Bien sûr !

Roméo : Mais c'est toi que j'aime, c'est toi qui m'intéresse, et tout ce qui te touche m'intéresse. Toi seule et pas une autre !

Juliette (tendant un piège) : Tu es un amour... Mon passé aussi t'intéresse ?

Roméo (l'esquivant) : Ton futur et ton présent sont les deux choses les plus importantes pour moi...

Juliette (retendant le piège) : Est-ce qu'on peut aimer quelqu'un sans s'intéresser à son passé ? Ce que j'ai fait avant de te connaître, tu t'en moque ?

Roméo : Non, pas du tout. Racontes-moi ton passé, cela me ferait plaisir.

Juliette : Je vais te raconter mon passé, mais avant tu peux me répondre à une question ?

Roméo : Oui, ma chérie, c'est quoi ta question (il lui embrasse tendrement les mains)

Juliette : A quoi ressemblaient celles que tu as aimé moins que moi ?

Roméo : Mais Juliette, cela n'a pas d'importance, tu le sais bien !

Juliette : Pas du tout ! Tu viens de me dire que l'on ne pouvait aimer quelqu'un sans s'intéresser à son passé. (séductrice) Ton passé m'intéresse, mon bel amant...

Roméo (piègé) : J'ai dit ça, moi ? C'est toi qui l'as dit ! Et puis cette histoire commence à me fatiguer. Tu ne crois pas qu'on aurait mieux à faire que de se torturer ? Je ne vois pas en quoi des moments lointains que j'ai passé avec d'autres pourraient apporter quelque chose à notre couple.

Juliette : Pourquoi tu les aimais ?

Roméo : Mais je ne les aimais pas vraiment, tu le sais bien. Tu es mon premier, mon vrai, mon grand amour. Juliette, s'il te plaît, ne gâche pas tout !

Juliette : C'est toi qui gâche tout ! Si tu n'avais rien à te reprocher, tu me répondrais simplement et tu ne ferais pas autant d'histoires. Je n'aime pas les cachotteries. Si tu m'aimes, tu dois tout me dire !

Roméo : Mais il n'y a rien à dire, ma belle ! Tu veux que je m'invente des liaisons passées et que je te les décrive ? Ce n'est pas sérieux ! Embrassons-nous, ça c'est plus sérieux !

Juliette (enjouée) : Tu ne penses qu'à ça !

Roméo (insistant) : Embrasses-moi !

(Ils s'embrassent langoureusement ; silence un peu plus long : une minute environ)

Juliette (douce) : Je ne voulais pas te fâcher, tout-à-l'heure.

Roméo : Mais je ne suis pas fâché, tu sais. Je n'ai rien à me reprocher. Je t'aime et je suis tellement bien avec toi.

Juliette : De toute façon, chacun doit garder un petit jardin secret, sinon l'amour devient une aliénation totale, n'est-ce pas ?

Roméo ( amusé ) : Tu as un petit jardin secret ?

Juliette ( fière ) : Evidemment, comme tout le monde ! Tu n'en as pas, toi ?

Roméo (sincère) : Ben non, je ne crois pas. Tu peux lire à livre ouvert dans mon coeur. (Il ouvre sa chemise) Regardes !

Juliette : Tu ne veux pas l'avouer, mais tu as forcément un petit jardin secret. Ce n'est pas grave, c'est ce qui te donne ton charme.

Roméo (ravi) : Peut-être bien, mais tu sais, il n'y a que toi dedans !

Juliette (changement de ton) : Alors ça, ça m'étonnerais !

Roméo : Comment ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

Juliette : Je veux simplement dire que c'est dans ton jardin secret que tu caches celles que tu as aimées avant moi !

Roméo : Mais ce n'est pas vrai ! Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? Oublies un peu mon passé, enfin ! Je suis né le jour ou je t'ai vue ! Je t'aime et toi seule et pour la vie !

Juliette : A d'autres !

Roméo : Hein ? Tu ne me crois pas ? Tu n'as pas confiance ?

Juliette (faisant la moue) : Si si, mais je sais très bien que tu ne me feras jamais visiter ton petit jardin secret, alors...

Roméo (déboussolé) : Mais je ne sais même pas ce que c'est, un jardin secret. Ecoutes, je t'assure, je te jure que je ne pense qu'à toi, tout le temps, et je n'ai qu'une envie... t'embrasser tendrement toute ma vie...

Juliette : Tendrement ? Pas passionément ?

Roméo : Oui, passionément, de toutes mes forces, à la folie, je veux t'embrasser à en mourir !

Juliette : Embrasses-moi à en mourir !

(ils s'embrassent de plus en plus passionnément)

Roméo : J'ai cru mourir de plaisir !

Juliette : Moi aussi ! J'aimerais mourir pour toi, mon beau Roméo.

Roméo : Je ne t'en demande pas tant, ma belle Juliette ! Je préfère te voir vivante et gaie, t'embrasser et rire avec toi plutôt que de te savoir morte pour me prouver ton amour.

Juliette : Tu ne le ferais pas, toi ?

Roméo : Quoi ?

Juliette : Mourir par amour.

Roméo : Tu veux savoir si je mourrais si tu me quittais ?

Juliette : Oui, ou si je ne t'aimais plus ?

Roméo : J'en mourrais peut-être, je ne sais pas. Heureusement, tu es vivante et moi aussi, nous nous aimons et tout va pour le mieux...

Juliette : Tu ne te tuerais pas pour moi, alors ?

Roméo : Si, pour te défendre, j'affronterais tous les dangers (il sort son poignard et le brandit comme une épée).

Juliette (admiratrice) : Mon beau chevalier !

Roméo (enjoué et cérémonial) : Ma belle princesse, si votre honneur est en jeu, je suis votre homme !

Juliette (elle poursuit, sur le même ton) : Mon beau chevalier, mon honneur est en jeu.

Roméo ( ) : Ah bon ? dites-moi chère princesse !

Juliette ( ) : Je veux que vous mettiez à l'épreuve l'homme que j'aime. Je veux savoir s'il m'aime vraiment.

Roméo ( ) : Facile, Madame, je vais le provoquer en duel en prétendant qu'il ne vous aime pas. S'il vous aime, il acceptera de se battre à mort avec moi.

Juliette (enchantée) : Un combat à mort pour l'amour d'une dame, c'est exactement cela que je veux !

Roméo : Ce sera fait, Madame. (Il se met à rire et il l'embrasse sur le front, et remet le poignard en place) Je t'adore !

Juliette (déçue) : Tu ne fais pas de duel ?

Roméo : Contre qui, mon chou ? contre moi-même ?

Juliette (voix geignarde) : Tu ne veux pas me prouver que tu m'aimes ?

Roméo : Mais tu sais bien que je t'aime, que je t'adore et que je ne vis que par et pour toi !

Juliette : Prouves-le moi !

Roméo : Mais comment, ma chérie ?

Juliette : Défies-le en duel !

Roméo : Mais qui ça ?

Juliette : Celui qui aimait les autres femmes.

Roméo : Mais il est mort, celui-là.

Juliette : Non, il vit encore en toi. Je le vois bien. Tu ne veux pas me prouver que tu m'aimes.

Roméo : Tu veux peut-être que je me tues pour toi ?

Juliette : Tu as dit tout à l'heure que tu étais prêt à mourir par amour pour moi...

Roméo (pensif, puis décidé) : J'ai dit ça, moi ? Bon d'accord, je me tues pour toi. Comme ça, tu verras bien que je t'aime. (il attend qu'elle l'en empêche... Elle est sous le charme et ne fait rien. Elle le regarde, comme dans un rêve). Tiens, voilà mon poignard, je vais me le planter en plein coeur et je vais mourir pour toi... (il prend le poignard, hésitant...) Tu veux que je meure pour toi ?

Juliette : Oui, meurs pour moi, mon beau, mon grand, mon superbe Roméo.

Roméo : Tu ne voudrais pas qu'on vive heureux tous les deux, plutôt ? On pourrais acheter une petite maison à la campagne...

Juliette (exaltée) : Prouves-moi que tu m'aimes ! Quand tu seras mort, je me tuerai aussi. Je sauterai par la fenêtre. Et personne ne pourra nous voler notre amour.

Roméo : Non, ne fais pas ça ! Je veux bien mourir pour toi, mais je t'en prie, ne mets pas fin à tes jours ! S'il te plaît, ma chérie, ne sautes pas !

Juliette (rêveuse) : Rien ne pourra m'en empêcher. Ce sera le plus beau jour de notre vie à tous les deux.

Roméo : Juliette, tu sais bien que je t'aime, à quoi bon vouloir m'éprouver ainsi ? Je suis prêt à mourir pour te montrer ma loyauté et pour que mon amour pour toi soit éternel, mais je t'aime trop pour supporter la pensée que tu doives me suivre dans ce sacrifice. Tu es trop belle et trop jeune. Tu trouveras un autre garçon. Ne sautes pas, s'il te plaît. Tu me promets ?

Juliette : Je t'aime ! Comment pourrais-je ne pas me tuer si tu te tues pour moi,
mon Roméo chéri ?

Roméo (désespéré) : Ah, je n'en peux plus... Adieu, Juliette et j'espère que nous nous reverrons un jour au Paradis !

Juliette (solennelle) : Adieu, mon amour. Je t'aime !

Roméo (ton très doux) : Je t'aime plus que la vie, Juliette. (il se plante le couteau dans le coeur) Je t'aime ! (il s'effondre et ne bouge plus)

Juliette : Je t'aime ! Mon dieu, il s'est tué pour moi ! C'est merveilleux ! C'est magnifique ! Quel Amour ! Comme dans les livres ! Quelle belle histoire d'Amour ! Comme il est beau ! Comme il m'aime ! Comme je l'aime ! Ah Roméo, comme tu es beau, allongé là, le poignard dans le coeur. Comme tu es valeureux et chevaleresque. C'est merveilleux, tu m'as vraiment aimée (elle le regarde, entièrement conquise... puis affolée) Mais il est mort ! Malheureuse que je suis ! Qu'ai-je fait ? J'ai tué mon amant ! Je suis folle ! J'aurais dû le retenir ! Je suis folle ! Je ne peux pas vivre sans lui, ce n'est pas possible ! (elle se dirige vers la fenetre, ôte ses chaussures comme si elle allait plonger dans une piscine, monte sur le rebord et crie, en sautant) Roméo, mon Amour, me voilà ! (On entend le choc puis un bruit de carambolage, enfin une sirène d'ambulance qui s'amplifie).

Roméo (se relevant, il n'est pas mort) : Juliette ! Juliette ! Non, ce n'est pas possible ! Juliette où es-tu ? Je ne suis pas mort, c'était une blague ! C'était un poignard de théatre ! Mais je me suis assommé en tombant ! Où es-tu ? Aïe ! La fenêtre ! Juliette ! Pourquoi as-tu sauté ? Fallait-il que je meurre pour te prouver que je t'aimais ?

(Il va vers la fenêtre et regarde en bas. Silence)

Roméo (décidément, très las) : Cette fille était complètement folle.
Et je l'ai été aussi. Seuls les gens raisonnables devraient avoir le droit de s'aimer à la folie.


JC CULIOLI 1989