lundi

Les belles histoires de Père Costard (III)

- Père Costard, Père Costard ! Raconte-nous une histoire !
- Bon d'accord, les enfants, mais après, dodo ! D'accord ?
- Oui Père Costard ! C'est quoi ton histoire de ce soir ?
Oh, c'était à l'époque où j'étais américain... une histoire qui m'a bien fait réfléchir sur la vanité de certaines ambitions... mais bon. Voici ce qui s'est passé.

J'étais arrivé tout jeune "Post-Doc" dans ce laboratoire flambant neuf du Tennessee. Je croyais à l'époque qu'ils y faisaient de l'optimisation. En fait, c'était de la robotique. Ils travaillaient sur des robots intelligents.
- Cela existait des robots intelligents, Père Costard ?
- Non, cela n'existait pas, mes enfants. L'intelligence c'est la capacité à s'adapter à des situations inhabituelles. C'est exactement le contraire de ce que savaient faire les robots, à l'époque, même si l'on essayait de les rendre intelligents artificiellement. Je ne suis même pas sûr que cela existe actuellement, mais entre les rêves des pseudo-inventeurs et la réalité, il n'y a parfois qu'une caméra vidéo...
- Une caméra vidéo ?
- Oui, je me souviens qu'après des mois de recherches pour apprendre à un robot à se déplacer en évitant des obstacles, les membres de mon laboratoire avaient fini par filmer le robot comme on filme un dessin animé, en déplaçant le robot eux-mêmes en le poussant, et en lui faisant éviter "intelligemment les obstacles"...
- Mais pourquoi ils ont fait ça ?
- Oh simplement pour convaincre ceux qui payaient les recherches que l'on pouvait rendre un robot intelligent. Et comme toutes les tentatives avaient terminé dans le mur, avec même un peu de casse pour le robot, afin de LE "préserver", ils ont filmé une "proof of concept", c'est à dire une simulation de ce qui aurait pu se passer... si tout marchait bien...
- mais c'est pas honnête, ça, Père Costard !
- non, c'est vrai, mais l'honnêteté déserte parfois les laboratoires de recherches, outre-atlantique, lorsque c'est la saison des contrats de subventions... Mais ce n'était pas le sujet principal de mon histoire. Je vais vous parler de mes brevets.
- Père Costard, vous avez des brevets ?
- Oui, enfin disons que je suis l'heureux papa de deux brevets qui ont failli révolutionner l'univers...
- Sans blagues ?
- Ecoutez plutôt. Mon premier brevet a été publié à peine six mois après mon arrivée au laboratoire. Et le second, un an après mon départ. Je ne vous parlerai que du premier ce soir, l'histoire est déjà assez longue...
Après ma thèse, désireux de comprendre pourquoi j'étais si intelligent, j'avais étudié de près les méthodes liées aux réseaux de neurones pour l'optimisation.
- C'est quoi les réseaux de neurones, Père Costard ?
- Les réseaux de neurones, c'est un modèle inspiré de la biologie pour simuler l'intelligence humaine : on suppose qu'un système intelligent est constitué d'un ensemble de petites boîtes noires, comme des interrupteurs, qui disent oui ou non en fonction de l'intensité du signal d'entrée. Ces interrupteurs améliorés sont reliés entre eux en un réseau un peu compliqué où les "oui" et les "non" s'additionnent en entrée d'autres interrupteurs... bref, tout ça pour simuler des neurones réels et des connections synaptiques entre ces neurones...
- Et ça peut marcher pour faire de l'intelligence, Père Costard ?
- Franchement depuis 20 ans que cela existe, et vu les millions de dollars investis là-dedans je crois que cela se saurait, les enfants... Bref, à cette époque, fin des années 80, des gens pensaient qu'ils avaient trouvé la panacée : il suffisait d'imiter la structure du cerveau pour imiter son intelligence... un peu comme s'il suffisait de dessiner un cheval dans les moindres détails pour qu'il se mette à hennir...
- Mais ça c'est possible, Père Costard !
- Ok les enfants, ça c'est possible, avec un peu d'imagination, mais pour le cerveau c'est un tout petit peu plus compliqué.
Donc, comme je me passionnais pour l'optimisation, j'ai lu un article d'un éminent savant, Monsieur Hopfield, et de son collègue Monsieur Tank, qui prétendaient fabriquer des réseaux de neurones qui résolvent les problèmes les plus durs de la Création, comme par exemple, le problème du voyageur de commerce.
- Le Voyageur de commerce ? C'est compliqué d'être Voyageur de Commerce ?
- Oui, quand on est mathématicien, on aime bien les problèmes difficiles et en voilà qui n'est pas à piquer des hannetons : supposons que vous vendiez des confitures dans toutes les préfectures de France. Vous devez visiter un magasin par ville et en un temps minimum car la nouvelle collection des confitures vient de sortir. Quel itinéraire devez vous prendre ?
- C'est facile, Père Costard, il suffit de passer dans chaque préfecture une seule fois et de revenir à la maison.
- Eh bien exactement, sauf que trouver ce fameux chemin le plus court qui passe par toutes les préfectures n'est absolument pas facile, vous devriez essayer... sur une carte de France. Toujours est-il que Hopfield et Tank, dans un papier publié à l'Académie des Sciences américaines annonçaient avoir résolu ce problème en un tour de main, avec un réseau de neurones. D'ailleurs, il leur "suffisait", disaient-ils, pour résoudre un tel problème à N villes de NxNxNxN interrupteurs (ou neurones). Par exemple, avec 100 villes, la bagatelle de 10 millions de neurones "suffisait". Ce qu'ils ne savaient pas, car ce n'était pas leur domaine, ils étaient physiciens-biologistes, c'est que, d'une part les vrais chercheurs (mathématiciens) du domaine résolvaient couramment des problèmes avec 10000 villes (ce qui aurait nécessité 10000 x 10000 x 10000 x 10000 neurones avec leur approche... je vous laisse compter les zéros...) et d'autre part que leur algorithme ne marchait pas dès qu'on l'essayait sur une vingtaine de villes... ce que de nombreux chercheurs ne manquèrent pas de noter deux ans plus tard, quand ils eurent le droit de contester cette grande découverte...
- Mais votre brevet, père Costard ?
- Alors voilà, en essayant les méthodes de Hopfield et Tank, je me suis aperçu qu'elles permettaient de résoudre des problèmes beaucoup plus faciles que celui du Voyageur de Commerce. En simplifiant un peu les méthodes de réseaux de neurones, on pouvait résoudre des problèmes dits d'affectation.
- C'est quoi un problème d'affectation ?
- Supposons que le cinéma du quartier projette pour Noël 10 dessins animés et que le directeur du Cinéma décide d'offrir une place pour chaque film à un groupe de 10 enfants qui ont gagné un concours. Plutôt que d'attribuer arbitrairement les films aux enfants, il décide de leur demander leurs préférences et essaie alors d'attribuer les films en fonction de ces préférences. Avec un peu de chance, il y aura encore plus d'heureux que si les lots avaient été arbitraires, non ?
- Oui, Père Costard ! Et c'est un problème plus facile que celui du Voyageur de Confitures ?
- De commerce ! Oui, beaucoup plus facile... d'ailleurs j'avais montré que pour N films et N enfants, il suffisait de N+N neurones seulement.
- Et vous avez déposé un brevet pour ça ? Alors que le problème est facile ?
- En fait, non. J'ai expliqué tout cela à mon chef, puis au chef de mon chef, puis au chef du chef de mon chef. J'ai fait un beau papier, puis plein d'essais numériques en langage Fortran, en langage C, en Mathematica... Et puis le chef du chef de mon chef, un certain Chuck est parti au Jet Propulsion Laboratory, le JPL, un laboratoire très sérieux pour la recherche spatiale...
- Et alors ?
- Et alors après avoir bien tourné le problème dans tous les sens, l'avoir testé sur des tas d'exemples, j'ai dit à mes chefs que même si cette méthode était intéressante, elle ne méritait pas qu'on y consacre plus de temps et il fallait passer à autre chose, des méthodes plus efficaces sans réseaux de neurones me semblant plus adaptées et moins instables.
- mais alors, votre brevet ?
- Ah oui, c'est vrai, le brevet, eh bien c'est Chuck qui l'a déposé, au nom du JPL, en se basant sur les notes que je lui avais données...
- mais c'est incroyable, ça !
- non, c'est normal, j'imagine. Cela explique un peu pourquoi je n'ai pas été surpris quand j'ai découvert que j'étais le papa d'un deuxième brevet... mais ça c'est une autre histoire ! Je vous la raconterai un autre fois.
Alors bonne nuit les enfants et souvenez-vous : seules vos pensées vous appartiennent vraiment, mais c'est déjà pas mal, non ? Un réseau de neurones ne pourra jamais en dire autant !
- Bonne nuit Père Costard ! Merci, nous on va éteindre les interrupteurs !