dimanche

Suzie one

Mon premier amour s'appelait Suzan. Une bien belle Allemande, en
vérité. Je l'ai rencontrée pendant des vacances linguistiques à
Eastbourne, Angleterre. Eastbourne était une ville merveilleuse
pour les jeunes continentaux comme moi car elle était, pendant
les mois d'été, entièrement cosmopolite : des hordes d'Italiens,
d'Espagnols, de Français, de Scandinaves, de Germains allaient
bruyamment y suivre de vagues cours d'anglais et métamorphosaient
complètement cette adorable station bien plus charmante que la
vaste et classique Brighton, sa voisine. Son petit port, ses
plages de galets et ses criques nombreuses, ses parcs verdoyants
et son golf ensoleillé, la jeunesse de tous ces envahisseurs
saisonniers faisaient de Eastbourne un inoubliable petit Eden
européen. Les quelques Night-Club ne désemplissaient pas et le
mélange des cultures donnait un tout autre sens au discours des
adolescents amoureux.

Je vivais dans une famille d'autochtones très sympathiques, les Fisher, qui, contrairement à certaines familles hôtes de mes camarades, ne me pleuraient ni les petits gâteaux ni les corn flakes du matin. Toutes les deux heures, il était l'heure du thé... assorti de biscuits au fromage. Je
comprends mieux, maintenant, pourquoi je traversais le séjour quasiment sans dormir, l'esprit toujours en éveil aux nombreuses expériences que ces semaines de liberté totale m'offraient.

Ayant poussé l'hébergement du stagiaire linguistique au niveau
d'une institution, sinon d'une industrie, les Fisher avaient,
en plus de leurs trois enfants - dont je n'ai aucun souvenir
marquant à part peut-être qu'ils avaient tous les trois le
sourire plein de dents de leur maman - entre quatre et cinq
étudiants étrangers en permanence. Je n'avais jamais eu de
chance auparavant, et je me demande encore si ce fut une chance,
mais cette fois-là, en plus d'un Français et moi, deux jeunes
Allemandes, à peine plus âgées que nous, arrivèrent le même
jour. Elles s'appelaient Suzan toutes les deux, ce qui me
prouvait clairement une fois de plus (j'étais - et je suis
toujours - un anglophile convaincu), que les allemands manquaient cruellement
d'imagination. Monsieur Fisher décida de les
appeler Suzie one et Suzie two. En toute objectivité, il eût le
bon goût d'appeler "Suzie one" la plus jolie d'entre elles, ce qui
me satisfaisait pleinement et me confortait dans l'opinion que les
Anglais sont des esthètes.

Quand je dis la plus jolie, je veux dire (mes souvenirs
embellissent peut-être un peu la réalité) que Suzie one était
la soeur d'Aphrodite alors que l'autre Suzie sortait tout droit
d'une brasserie de Munich et n'aurait pu renier une certaine
parenté avec la méduse au sept têtes que l'on peut voir dans
tous les livres de contes de la mythologie grecque.

Heureusement, Suzie two n'avait qu'une seule tête et son franc
et large rire, rythmé par une poitrine déjà trop lourde, la
rendait très supportable. Suzie one, en revanche, cachait en
vain ses formes de déesse sous un charmant Tee-shirt rose et
un Jean's moulants ainsi que ses yeux bleu ciel derrière de fines
lunettes, ce qui lui donnait, de plus, un air franchement
intellectuel. Je ne pouvais pas ne pas fondre. Bien qu'un peu
gringalet pour mes seize ans, j'avais, en plus de mon allure de
blondinet bien sage, moi aussi une certaine propension à passer
pour un "homme d'esprit". Nous parlâmes donc longtemps - elle
avait un anglais parfait - de la vie, des études, de psychana-
lyse, de films, et même d'aller danser ensemble... ce que nous
fîmes assez vite. Je me souviens d'après-midi lumineuses,
exaltantes, dorées. Sa main et la mienne ne se quittaient
jamais et nous devisions gaiement, contemplant la mer ou
traversant les parcs, regardant, comme dit Saint-Ex, ensemble
dans la même direction... Un jour, je remarquai qu'elle portait
superbe penditif en or. Une médaille de la Vierge sur l'envers
de laquelle était gravé un grand C arrondi. Je demandai
- pour faire de l'esprit - si ce C était l'initiale de Suzan.
Elle répondit, en s'éclairant, quelque chose comme "non c'est C
comme Charly". Son Germain boyfriend, compris-je assez vite...
Ce fût mon premier coup en plein coeur.
Je me dépéchai de m'inventer une demi-douzaine de copines
françaises pour faire bonne mesure, moi qui n'avais été jusque
là qu'un amoureux transi et assez en retard pour son âge...
Mais bien vite, nos courses sous la pluie et son sourire
bleuté me faisaient oublier qu'il pouvait y avoir d'autres êtres
humains - en particulier cet abominable Charly - à part nous
deux. On peut considérer que Suzie one est la première femme
avec laquelle je suis "sorti", ce qui, à l'époque, pour moi,
ne voulait pas dire grand chose... sinon que j'en étais
complètement fou, au point de la guetter à chaque détour de la
maison pour la couvrir de baisers. Des moments inoubliables...
.
Mais Suzie one était plus âgée que moi, et conséquemment, plus
expérimentée. Etant encore "puceau", comme on dit, je n'avais
aucune idée de la façon dont j'allais m'y prendre pour rester à
la hauteur de l'estime qu'elle me portait. Un jour de pluie ou
nous n'avions de cours d'anglais ni l'un ni l'autre, c'est elle
qui vint me rejoindre dans ma chambre, avec l'intention avouée
d'aller un peu plus loin que nos flirts de bancs publics...

J'étais, bien sûr, tout à la fois très gêné et très impatient de
voir ce qui allait se passer et aussi entièrement en adoration
devant cette future initiatrice aux jeux interdits, d'autant
qu'elle avait prestement enlevé le fameux Tee-Shirt, me
laissant dans un état de contemplation infini. Seule l'affreuse
médaille restait pendue à son cou de porcelaine et le C de
Charly semblait me narguer, comme si l'amant de Suzie one
comptait se rincer l'oeil pendant nos ébats amoureux. Nous nous
embrassions pendant quelques instants quand Suzie se mit à me
demander à quoi ressemblaient mes copines françaises... Cette
requête était particulièrement malhonnête car je n'avais pas
tous mes esprits, ni donc celui de broder des dentelles
de pacotilles. Je finis par avouer rapidement qu'elle était ma
seule, unique et première amie... Je pensais qu'elle n'en serait
que plus douce et compréhensive et cela lui fit l'effet
exactement contraire. Non qu'elle ne m'aimât plus, tout d'un
coup, mais mon aveu lui rappela immédiatement Charly -
probablement son premier amour à elle - à qui elle
devait avoir promis une légitime fidélité, et je sentis qu'un
remords intérieur mêlé de tendresse pour moi la figeait, dans
son port de statue grecque, immobile sur mon lit, les deux mains
dans les miennes. A mon grand regret (j'en ris enfin, mais je fus
bouleversé), elle décida qu'il était plus raisonnable de
renoncer à son entreprise et s'excusa gentiment, renfilant son
Tee-shirt, disant qu'elle n'avait pas été raisonnable, et tout
et tout. Elle quitta la chambre sur la pointe des pieds, et ce
fut mon deuxième coup au coeur.
.
J'ai volontairement oublié tout ce qui s'est passé ensuite. Nous
avons, c'est vrai, passé encore quelques bons moments, mais
lorsque je tenais la main gauche de Suzie, je savais que l'ombre
de Charly tenait la droite. Nos adieux furent d'un romantisme
exacerbé, et tout cela me laissa un petit goût amer en ce qui
concerne les femmes.
.
Je finis donc par quitter Eastbourne, la mort dans l'âme, mais
riche de ces nouvelles expériences. Les Françaises allaient voir
ce qu'elles allaient voir... Suzie avait eu la bonté de se lever
pour me voir partir dans la brume, vers le bâteau qui mettait
fin à mes rêves et à mes vacances linguistiques. J'avais dit à
Suzie one : "on se reverra peut-être un jour..." et à Suzie two :
"Bonne chance"... et j'étais parti dignement, comme le cow-boy
solitaire, mais bien décidé à forcer l'avenir...

Désireux de revoir Suzie tôt ou tard, j'avais rassemblé toutes
les informations que je connaissais d'elle : elle venait de
Hambourg - ville qui me fit longtemps rêver - et s'appelait
Suzan Reinhold. J'avais appris son nom, le plus simplement du
monde, un jour de distribution de courrier où, haletant, je lui
avais apporté une lettre trouvée dans la boîte des Fisher et qui
venait de Hambourg. C'était élémentaire.
.
Depuis, bien des lacs ont coulé sous le Pont Mirabeau et je n'ai
jamais oublié Suzie one. Lorsque je me sentais seul ou lorsque
mes histoires sentimentales tournaient mal, c'est elle qui
souvent m'a remonté le moral, en rêves. Prenant de l'âge, et
peut-être, qui sait ? de la raison, j'avais fini par m'interdire de la
revoir. D'une part, j'avais compris son désir de fidélité à
ce Charly qui ne devait certainement pas être si abominable et
je savais aussi que nous ne devions, après toutes ces années,
plus avoir grand chose en commun. Mais tout de même, parfois,
j'étais tenté de rompre ce serment que je m'étais fait - après
tout - unilatéralement. Suzie aurait peut-être été très contente
de me revoir...
.
Un jour de grande déprime sentimentale, je décrochai le
téléphone et demandai les renseignements internationnaux. Je
savais que mes informations étaient d'autant plus maigres que le
temps pouvait avoir fait déménager, marier, ou même mourir Suzie. Je

craignais aussi que Reinhold à Hambourg soit
aussi courant que Dupont à Paris. Je fus étonné de la rapidité
avec laquelle un sympathique standardiste allemand me rappela
pour m'indiquer qu'il n'y avait qu'une seule Suzan Reinhold à
Hambourg. Il me donna son adresse : 21, Lothringer Strasse.
Je sus immédiatement que c'était elle. Elle était visiblement
toujours seule et accepterais sûrement de me parler. Lui parler
ou lui écrire ? Je décidai d'appeler, me disant qu'il y avait
peu de chance qu'elle soit chez elle un dimanche après-midi.
.
J'entendis une voix claire, un anglais impeccable, et j'exposai
mon cas, d'un ton enjoué qui lui fit prendre mon histoire
pour une bonne blague. Elle finit par me comprendre et confirma
qu'elle avait passé un mois à Eastbourne en séjour linguistique.
Elle nia, en revanche, se souvenir du petit blond français. Je
fus interloqué. Je me demandai si l'ami Charly n'était pas avec
elle et je m'excusai platement, en laissant - à tout hasard -
mon numéro de téléphone, pensant qu'elle rappellerait plus tard
si c'était le cas. Je passai la fin de l'après-midi dans les
transes. J'attendais un coup de fil, pétrifié sur place.
Je commençais à imaginer des tas de choses invraisemblables.
Elle était amnésique. Charly la tenait en otage. Pire, je
n'avais été qu'une passade, une erreur, un point noir
volontairement oublié dans sa vie ultérieure. Au bout d'un
supplice moral assez long, je repris le téléphone avec la ferme
intention de lui poser quelques questions précises auxquelles
elle ne pourrait que répondre la vérité.

Je l'obtins rapidement. Elle était vraiment disponible !
Je lui demandai si elle avait eu un pendentif avec un C gravé dessus. Elle
répondit que non. N'y tenant plus, je lui demandai la couleur de ses cheveux.
Ils étaient roux et frisés. J'avais retrouvé Suzie two.