mardi

Je suis un monstre Transylien

Le type en pyjama à la gare d'Evry, se lève du banc où les dames s'assoient le matin. C'est un habitué. Il a une bonne bouille. Il demande gentiment à moitié endormi si vous n'avez pas trente centimes, madame. Elle se retourne, gênée, et il se plante devant moi, débraillé comme s'il sortait de la salle de bain. Sauf que là, il sort pas de la salle de bain. Il est aimablement hagard. La journée s'annonce bien, il y a plein de clampins sur le quai. Il n'y a qu'à leur demander. Que lui dis-je à l'hagard d'Evry ? Non, je n'ai pas de monnaie pour ton café de hagard. Je suis un monstre.

Je viens de m'assoir. La roumaine enceinte avec un bébé qui bouge plus passe lentement d'alcôve en alcôve. Elle gémit un truc, elle le psalmodie. Si cela se trouve son bébé entièrement emmitouflé est factice. Peut-être qu'il est mort. Elle, elle a un teint de terre blanche. Comment a-t-elle fait pour se maquiller comme ça ? Peut-être que c'est seulement de la crasse blanche ?
Je ne comprends pas ce qu'elle dit. Elle ne cherche pas à être comprise. Elle suggère simplement la pauvreté, la saleté, la misère, l'horreur. Sa vie doit être un enfer, et je ne veux pas la voir à 7h47 du matin, alors qu'il fait glauque. Je détourne la tête. Hier je lui ai simplement dit non. Je suis un monstre.

Un quart d'heure de pseudo silence, et il arrive jovial et grossier. Son violon trompette arrache les oreilles et fait pleurer les nerfs. J'imagine le cornet gramophone de son violon trompette planté ailleurs que dans un bout de bois tendu de boyaux de chats. Je le hais pour ce qu'il fait. J'ai envie de le frapper. Pas de l'encourager à détruire le silence avec des cris rats qu'on torture. Quand il me demande des sous, j'affiche un sourire affligeant et désespéré, mais je dis "non". Je suis un monstre.

Changement de train et d'ambiance. La chanteuse s'excouse pour la moujik et lance immédiatement (elle n'a pas le temps, il faut faire tout le train !) un ampli doté d'une boîte à rythme vaguement mélodique avec une forte réverbération. On se croirait au stade de France. Sauf que je n'ai pas de tomates. Elle détruit avec méticulosité "La Vie en Rose" et "Mon amant de Saint-Jean". Plus jamais je ne les écouterai sans penser à elle. Je l'imagine la gorge tranchée, ou au moins les cordes vocales. Quand elle vient faire la quête, j'éclate de rire. Je suis un monstre.

J'arrive à l'aéroport. Je suis accueilli par deux hôtesses particulières plutôt engageantes mais qui jouent aux sourdes-muettes pour faire signer une pétition et qui demandent des sous une fois que vous avez signé. La méthode connue du pied dans la porte : si vous avez signé (ce qui est gratuit) vous augmentez vos chances de donner ensuite. Je fais mine d'être aussi sourd-muet. Je fais la sourde oreille... et je signe pas la pétition. Je suis un monstre.

Il y a aussi cette machine automatique. J'ai un goût bizarre dans la bouche. J'ai envie d'acheter des chewing-gums. Un euro 10 cts. Je mets deux euros, je choisis chlorophylle, c'est dégoutant et trop sucré, mais justement, cela change le goût...
La machine fait tourner sa vis d'Archimède (merci le vieux Grec !) et libère le paquet. Au moment de me rendre les quatre-vingt dix centimes, le paquet reste coincé entre la vitre et le présentoir d'en-dessous. Le voyant lumineux : "pas de monnaie" se met à clignoter. Je ne réfléchis même pas, je recule de deux pas et je tape comme un âne dans la belle machine rouge. Elle garde la monnaie mais rend les chewing-gums. Un étranger, habillé en "gothique", prend peur en me voyant faire. Je suis un monstre.

J'enjambe quatre à quatre l'escalier de sortie du RER. Le passe navigo déclenche le portillon mais celui-ci refuse de s'ouvrir. Cela arrive. Je saute par-dessus le portillon sous l'oeil réprobateur d'un lord anglais qui cherche le terminal 4. Il me demande où il se trouve, pardieu ! Je lui affirme qu'il n'y en a pas. Il me toise comme si je voulais lui voler son terminal, et s'éloigne, très digne. Je suis un monstre.

J'arrive enfin au travail. Je quitte l'état Transylien. Je suis tout sourires, le voyage s'est très bien passé. Juste un goût amer dans la bouche ou dans le coeur. Cette foutue chlorophylle, sans doute.